Depuis les drames de Montauban et de Toulouse, les politiques multiplient les acrobaties de langage. Le chercheur François Héran nous fournit les sous-titres.
La série commence à devenir impressionnante. En moins d'une semaine, l'éditorialiste du Figaro parle de « parachutistes d'origine musulmane » ; le ministre de l'Intérieur s'associe à la peine de la « com’munauté israélienne de France » ; le président de la République invente les « musulmans d'apparence » ; la première secrétaire du PS distingue les « femmes d'origine maghrébine » et « les Françaises ».
Lapsus ou formules malheureuses, ces phrases trahissent une vraie difficulté à désigner l'appartenance religieuse ou l'origine ethnique des gens.
Qu'est-ce qui pousse des responsables politiques et des commentateurs à s'embarquer dans des formules confuses ?
Pour François Héran, directeur de recherche à l'Institut national des études démographiques (Ined), c'est la peur :
« Une partie du problème vient du fait que, quelles que soient les formules utilisées, on est sûr d'être pris pour cible, accusé par les uns d'être hypocrite et aveugle, par les autres de porter atteinte à l'unité de la République. »
Il décrit ainsi l'embarras dans lequel se trouve quiconque veut désigner certaines catégories de personnes en fonction de leurs origines ou leur religion (et même leur apparence physique) :
« Si vous utilisez des termes directs et que ces termes ont pris historiquement des connotations négatives, il se trouvera toujours des journalistes, des politiques ou des associations pour vous le reprocher et vous accuser de donner dans la discrimination.
Mais si vous utilisez en revanche des termes voilés ou des circonlocutions, il se trouvera encore des journalistes, des politiques ou des associations pour vous le reprocher ! Et vous serez vite accusé de verser dans le déni de réalité. »
La recherche d'un entre-deux aboutit aussi à des solutions maladroites. Elles évitent les mots qui brûlent la langue : « juif », « immigré », « arabe ». Et en utilisent d'autres à tort et à travers : « communauté », « musulman »...
Nous avons demandé à François Héran d'analyser les trois exemples qui nous ont sauté aux oreilles ces derniers jours.
1- Guéant et la « communauté israélienne de France »
Claude Guéant, le 26 mars, devant la Grande synagogue de la Victoire à Paris :
« Je suis venu m'associer à la peine qu'éprouve toute la communauté israélienne de France, une peine qui est partagée par tous les Français que je représente ce soir. »
L'analyse de François Héran :
« Je crois qu'il a simplement confondu “israélien” et “israélite”. Mais il a aussi oublié, ce faisant, que le mot “israélite” est tombé en discrédit, parce qu'il a été abondamment utilisé sous Vichy. C'est un manque de culture historique.
Le problème est qu'on ne sait plus bien quoi dire. Prenez une expression comme “la communauté juive”. Elle sert à atténuer l'expression “les juifs”, qui, utilisée seule, est perçue comme violente, trop essentialiste, trop marquée. Si vous dites “les juifs de France”, cela passe déjà mieux que “les juifs” tout court.
L'historien Pierre Birnbaum, qui a publié plusieurs livres remarquables sur l'antisémitisme, a critiqué l'usage de l'expression “la communauté juive” au motif qu'elle fleure le communautarisme.
Sur ce point précis, je ne le suis pas. Le mot “communauté” remplit simplement une fonction d'atténuation. Quand vous dites “la colonie française de Mexico” pour désigner les expatriés français du Mexique, ça n'a rien de colonialiste. »
2- Sarkozy et les « musulmans d'apparence »
Nicolas Sarkozy, le 26 mars sur France Info :
« Je rappelle que deux de nos soldats étaient – comment dire ? – musulmans, en tout cas d'apparence, puisque l'un était catholique. D'apparence... Comme on dit : de la diversité visible. »
L'analyse de François Héran :
« C'est un cas de figure intéressant, celui d'une discordance entre l'apparence physique et la réalité administrative ou sociale : vous portez un nom et un patronyme arabes ou bien vous avez une apparence physique qui trahit vos origines mais, voilà, vous êtes catholique. Notre sens commun, qui mise sur la cohérence, est déconcerté.
Un exemple classique est celui des Antillais descendants d'esclaves. Ils ont beau être français depuis des siècles, ils sont souvent pris pour des immigrés récents d'Afrique noire et sont exposés aux mêmes discriminations raciales (comme l'a confirmé récemment l'enquête TeO de l'Ined et de l'Insee).
Cette discordance entre le visible et l'invisible a toujours posé des problèmes. On trouve encore aux Antilles des proverbes soulignant qu'un attribut peut modifier l'autre en cas de discordance. Par exemple, “Un noir riche est un mulâtre” – sous-entendu : il progresse dans l'échelle du “blanchiment” social grâce à sa richesse. »
3- Aubry et les « femmes d'origine maghrébine »
Martine Aubry, le 27 mars sur France Inter :
« Il y a des femmes d'origine maghrébine, je sais pas pourquoi on dit musulmanes [...]. Dans ce quartier, il y a des personnes d'origine maghrébine, comme il y a des Françaises. »
L'analyse de François Héran :
« Martine Aubry semble exclure ces femmes de la communauté nationale. Mais beaucoup de gens ont du mal à comprendre qu'on puisse être à la fois immigré et français. Pourtant, plus de 40% des immigrés ont acquis la nationalité française, toutes générations confondues.
En disant “femmes d'origine maghrébine”, elle évite les termes “Arabes” et “immigrées”.
Mais il faut savoir que la majorité des immigrés ressent aujourd'hui très mal l'expression “les immigrés”. On les comprend : neuf fois sur dix, dans le débat public, le mot est utilisé de façon péjorative ou dans un contexte accusateur.
De plus, “immigré” donne le sentiment qu'on enferme quelqu'un à vie dans son passé, même s'il acquiert la nationalité française par la suite.
Dans les enquêtes que nous menons à l'Ined, nous n'utilisons jamais le mot “immigré”, tant il est chargé.
Nous ne demandons pas à quelqu'un s'il est “immigré” ; nous lui posons des questions sur sa trajectoire personnelle ou familiale en utilisant les pays de naissance et les nationalités et nous en déduisons ensuite s'il est “immigré” ou non, au sens technique du terme. »
4- Comment devenir « color-blind » ?
François Héran pense que « le “color-blind” (ou le “religion-blind”), c'est-à-dire le refus de voir la couleur, l'origine, voire la religion, alors même qu'elles sont visibles » est « une ascèse à construire ».
Mais en attendant ? Faut-il privilégier le tact ? Ou refuser la police des mots et distribuer des étiquettes sans se soucier des réactions des intéressés ?
Pour le chercheur, tout dépend du contexte. « Trouver la bonne formule ne sera jamais facile. C'est précisément pour cela que nos hommes politiques se mélangent les pinceaux dès qu'ils improvisent sur ces questions. Ils manquent d'“éléments de langage”, parce que ces éléments n'existent pas tout fait. »
27/3/2012, Mathieu Deslandes
Source ; Rue89/Nouvel Observateur
Origine, apparence : pourquoi ces lapsus pour dire juif et arabe
Publié dans Médias et migration
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