mardi 26 novembre 2024 17:17

Quand l'Italie traitait les migrants venus de Libye comme du bétail

Depuis la révolution libyenne, les témoignages recueillis sur les conséquences des accords avec l'Italie et l'UE sont ahurissants.

Lorsque un jour du mois de juin 2009, Abdel Malik Mohammed Abdi et la soixantaine de migrants en majorité somaliens se font arraisonner par un vaisseau de la marine italienne, tous pensent que leur calvaire prend fin. Il est alors à bord d'une barque de 11 mètres de long, quelque part entre les côtes libyennes et siciliennes.

Quatre passagers sont déjà morts de soif et de faim, dont une femme enceinte, après quatre jours d'une traversée à l'aveuglette sur une mer agitée et sous un soleil de plomb.

Abdel Malik Mohammed Abdi raconte :

« Il était environ une heure du matin lorsque nous avons aperçu des lumières sur la mer. Nous étions dans un tel état d'épuisement que nous avons pensé qu'il s'agissait d'une ville de Sicile. En fait, c'était le garde-côte italien. Il s'est approché et nous a secouru.

Après quelques heures, peut-être quatre, nous avons vu un autre bateau s'approcher. Nous avons été frappé d'effroi quand nous avons constaté que celui-ci était libyen. »

Transbordés par une grue, dans des filets

Malgré les cris et les protestations des naufragés, marins libyens et italiens organisent leur transbordement.

La loi italienne prévoit pourtant que « les bateaux et les aéronefs italiens sont considérés comme territoire de l'Etat » et que par conséquent : une fois embarqués, ces migrants ont droit d'accéder à la procédure de demande d'asile sur le territoire de la République italienne.

Et le territoire libyen ne peut être qualifié de « port sûr » pour des naufragés, la Libye ne faisant pas partie de l'Union européenne et n'ayant pas pas ratifié la Convention de Genève sur le statut des réfugiés.

Abdel Malik se souvient :

« Ils nous ont transbordé avec la grue du navire dans ces filets qu'on utilise d'habitude pour la marchandise ou le bétail. Ils nous avaient pourtant promis qu'ils nous emmèneraient en Sicile. »

« J'ai levé la main et j'ai dit que j'étais le capitaine »

A bord du bateau libyen, les migrants sont menottés, battus jusqu'à ce qu'Abdel Mohammed Ali, le capitaine de la barque de fortune, se dénonce.

»« Qui est le capitaine du bateau ? Qui est la capitaine ? », hurlaient-ils. Tout le monde restait muet, personne ne voulait me dénoncer.

Quand j'ai vu qu'ils commençaient à battre et infliger des décharges électriques à dix, onze personnes innocentes, j'ai levé la main et je leur ai dit que j'étais le capitaine, je leur ai demandé de ne plus battre personne. »

Abdel Mohammed Ali est somalien et a travaillé pendant plusieurs années comme second maître sur un navire marchand d'une compagnie basée à Dubaï.

Ce n'est pas un « passeur », mais un migrant comme tous les autres que le groupe a désigné comme capitaine pour son expérience de marin. Son épouse est morte d'épuisement quelques heures avant leur « sauvetage » par la marine italienne.

« Je savais le sort que réservent les Libyens à l'homme qui est à la barre des bateaux de migrants et je devais en assumer les conséquences.

Ils m'ont tout de suite emmené à la cale et m'ont battu jusqu'à ce que je m'évanouisse. Quand ils m'ont réveillé, l'un d'eux m'a donné à boire, c'était de l'eau de mer. Puis ils m'ont battu à nouveau et encore et encore jusqu'à notre arrivée à Tripoli. »

Les migrants sont accueillis au port de Tripoli par une haie de militaires.

« Ils nous criaient “Abid ! ”, qui veut dire “esclave” en arabe. Ils nous battaient pour nous faire avancer mais nous étions à bout de forces et nous nous écroulions à terre. »

« Un quignon de pain et un verre de lait par jour »

Ils sont incarcérés dans une prison de Tripoli et rejoignent les quelque 60 000 migrants détenus en Libye. La prison de Siriton, affirme Abdel Malik.

Cet établissement est inconnu de tous les Libyens que nous avons rencontrés. N'était-ce pas plutôt un camp ? Un de ces vingt camps de rétention pour migrants que compte la Libye ?

« Non, c'était une prison avec des murs et des plafonds en dur. Nous avons passé les trois premiers mois sans pouvoir sortir d'une cellule de douze mètres carrés où nous étions plus de soixante.

Nous étouffions car c'était l'été. Les malades n'avaient pas accès aux soins. On ne nous donnait qu'un quignon de pain et un verre de lait par jour. »

Diana El Tahawy, chercheuse spécialiste de l'Afrique du nord au bureau londonien d'Amnesty International, pense que ce lieu de rétention pourrait être le camp de Zliten, à quelque 140 kilomètres à l'est de Tripoli :

« C'est apparemment le pire des camps de détention pour migrants en Libye. Nous n'avons pas pu le visiter, car le Comité du peuple pour la justice en charge des questions migratoires qui était notre interlocuteur en Libye nous a dit ne pas en être responsable.

Les migrants et réfugiés subsahariens qui ont été détenus dans ce camp et dont nous avons pu recueillir les témoignages sont unanimes : ils ont été enfermés dans des cellules bondées pendant plusieurs semaines, parfois plusieurs mois sans pouvoir en sortir, ils n'avaient pas d'assistance médicale, manquaient de couvertures et de nourriture, étaient victimes de sévices, de coups, d'insultes… »

Des migrants victimes de la belle amitié italo-libyenne

Onze mois plus tôt le 30 août 2008, dans un bâtiment attenant à l'hôtel Al Fadeel de Benghazi, Silvio Berlusconi et Mouammar Kadhafi signaient un traité d'amitié dont l'un des volets organisait la contention des flux migratoires et notamment le refoulement des réfugiés de l'Italie vers la Libye.

L'Italie livrait notamment six patrouilleurs à la marine libyenne pour l'aider à mieux contrôler ses eaux territoriales. L'Union européenne lui emboîtait le pas en novembre de la même année : elle entamait des négociations pour un accord qui comprenait entre autres la possible réadmission par la Libye de migrants ayant transité sur son territoire pendant leur voyage vers l'Europe.

C'est dans ce même hôtel que se terre depuis un mois Moustafa Hassan Al Gatous, ancien lieutenant-colonel chargé de la brigade de recherche et d'investigation des services de l'immigration libyenne à Benghazi. Il nous reçoit dans sa chambre, le visage anxieux, les mains moites, il jette des coups d'œil réguliers par la fenêtre.

S'il s'est rangé du côté de l'opposition au colonel Kadhafi quelques jours après le déclenchement de la révolution du 17 février, il est encore en sursis et doit faire les preuves de sa loyauté aux insurgés.

En attendant, il parle, exorcise. Il confirme ce que dénoncent depuis longtemps les organisations humanitaires comme le réseau d'ONG Migreurop dans son rapport 2009-2010 :

« Oui, le récit [d'Abdel Malik et Abdel Mohammed Ali] est crédible. Nous n'avions pas que des camps pour les migrants mais aussi des prisons qui ne répondaient à aucune des normes humanitaires minimales requises.

Beaucoup de migrants sont morts dans ces prisons à cause du manque d'hygiène et d'assistance médicale.

Mais je dois ajouter qu'on ne nous donnait aucuns moyens pour nous occuper des migrants. A mon niveau de responsabilité, je n'ai jamais vu la couleur de l'argent italien ou européen destiné à aider la Libye dans la lutte contre l'immigration clandestine.

Jusqu'au sommet de l'Etat, tous les pans de la société bénéficiaient de l'immigration d'une façon ou d'une autre. C'était un secteur corrompu et très lucratif. »

Les Italiens connaissaient les conditions de détention des migrants

Le traitement des immigrés clandestins était épouvantable en Libye. Les Européens le savaient-ils ?

« Il y a certainement eu des visites d'organisations européennes, mais je pense qu'ils ont visité des prisons vides ou avec des prisonniers qui n'y étaient pas depuis longtemps, un ou deux jours peut-être.

Ils n'ont pas vu les prisons pleines à craquer de migrants malades avec femmes et enfants. Concernant l'Italie, je ne peux pas croire qu'ils n'étaient pas au courant : les autorités italiennes interrogent les réfugiés qui arrivent sur leur territoire en provenance de Libye, ils leur ont forcément parlé de leurs conditions de vie en Libye, ça ne fait aucun doute. »

En juillet 2010, le colonel Kadhafi ordonne que plusieurs milliers de migrants soient relâchés. Les révélations par plusieurs ONG de leurs conditions de détention seraient à l'origine de ces libérations massives.

Le lieutenant-colonel Moustafa Hassan Al Gatous se souvient :

« Leur libération s'est faite de nuit et à Benghazi, le lendemain matin, nous avons eu l'impression d'être envahis par les réfugiés. »

Abdel Malik Mohammed Abdi sort de prison à la fin de l'été 2010. Il est d'abord transféré dans un camp « où l'on mangeait mieux, où l'on était pas entassés » avant sa libération définitive, qu'il situe au mois d'octobre 2010. Les autorités libyennes lui délivrent un permis de résidence de trois mois.

La peur d'être pris pour un mercenaire

Avec son épouse, ils survivent en enchainant les petits boulots dans la crainte d'être à nouveau emprisonnés. Ils
voudraient formuler une demande d'asile mais le bureau du HCR a été fermé et ses employés expulsés par le régime libyen en juin 2010.

La Libye nie la présence sur son sol de demandeurs d'asile ou de réfugiés comme Abdel Malik dont le pays subit une guerre civile depuis plus de vingt ans. Il n'y aurait, selon les autorités libyennes, que des migrants économiques sur son sol.

Lorsque la révolution libyenne éclate le 17 février, il trouve refuge avec 250 autres migrants éthiopiens, érythréens et somaliens dans un camp érigé par le croissant rouge libyen à Benghazi. C'est là que nous l'avons rencontré et qu'il nous a livré son récit.

« Que faire ? Nous n'avons nulle part où aller. Nous sommes terrorisés ici à l'idée d'être pris pour des mercenaires. »

Bien que protégés par les palissades du camp du Croissant rouge, les migrants montent la garde à tour de rôle la nuit, de crainte d'être raflés. Ils refusent d'être évacués vers l'Egypte, de peur de se voir refuser leur entrée dans le pays, et continuent de nourrir le rêve de trouver « un grand bateau qui [les] emmènerait loin de la Libye ».

Direction l'Egypte pour fuir les troupes de Kadhafi

Le 16 mars, les 250 migrants se décident à partir vers As-Saloum, à la frontière égyptienne, pour échapper à l'avancée sur Benghazi des forces loyales au colonel Kadhafi.

Ils rejoignent les milliers de migrants qui attendent ici depuis des jours, parfois des semaines, d'être rapatriés dans leurs pays ou trouver une terre d'asile. Parqués côté égyptien, ils dorment dehors à même le sol dans des abris de fortune.

May Abou Samra, est une des coordinatrices de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), présente sur le site :

« Tout manque ici : les tentes, les couvertures… Les conditions d'hygiène sont catastrophiques. Nous attendons impatiemment les latrines car il n'y en pour l'instant que dix pour plusieurs milliers de réfugiés. »

Rencontré dans le local exigu où il reçoit ses patients, Nidal Oddeh, médecin jordanien de l'OIM, s'alarme devant les cas de bronchites, diarrhées et autres maladies liées à l'insalubrité, au froid et à l'humidité qui se multiplient.

Début mars, alors que paraît ce texte, Abdel Malik et ses amis se trouvent toujours à As-Saloum. Ils attendent que le HCR traite leurs dossiers pour poursuivre leur interminable voyage. Certains, déjà, regrettent le relatif confort du camp du Croissant rouge de Benghazi, et songent à y retourner.

2/4/2011, Raphael Krafft

Source : Rue89

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