jeudi 28 novembre 2024 07:45

Quarante ans d'immigration dans les médias en France et aux Etats-Unis

« On a tendance à ne parler des immigrés que sous l’angle du fait divers ou du misérabilisme, à ne les voir que comme des agresseurs ou des victimes  », observait en 1988 Robert Solé, journaliste au Monde. Vingt-sept ans plus tard, la remarque n’a rien perdu de sa pertinence. Et sa validité dépasse largement les frontières françaises.

L’immigration occupe une place de plus en plus centrale dans le débat politique ; elle est une question sociale majeure. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), trois mille quatre cents migrants ont péri en tentant de traverser la mer Méditerranée pour rejoindre l’Europe en 2014. En France, où la part des étrangers ne dépasse pas 6 % de la population totale, le Front national (FN) joue sur la peur de l’invasion pour gagner du terrain dans les scrutins locaux ou nationaux. Aux Etats-Unis, plus de soixante mille enfants non accompagnés ont été arrêtés à la frontière avec le Mexique en 2014 alors qu’ils fuyaient la violence des gangs d’Amérique centrale ou projetaient de tenter leur chance au Nord. La principale réponse du président Barack Obama a été de renforcer les contrôles frontaliers, preuve supplémentaire que son désaccord avec les républicains sur ce dossier n’est pas si profond. Commentant sa décision, les médias se sont concentrés sur les souffrances humaines et sur la répression policière, sans véritablement s’interroger sur les causes de l’immigration. Or ce phénomène nécessite plus que jamais un large débat public, susceptible de déboucher sur une politique adaptée. Il importe donc de savoir quels sont les angles morts dans la façon dont on le traite. Pour cela, nous avons mené une analyse systématique de vingt-deux des principaux médias français et américains, en tentant de distinguer les divers angles d’approche.

Les débats sur le sujet ont beaucoup évolué au cours des quarante dernières années. Au début de la décennie 1970, aux Etats-Unis, les syndicats et le pouvoir républicain font cause commune contre l’immigration illégale. L’ancien marine Leonard Chapman, nommé par le président Richard Nixon à la tête du service américain de l’immigration et de la naturalisation (aujourd’hui intégré au ministère de la sécurité intérieure), s’inquiète des risques d’« invasion ».

L’American Federation of Labor - Congress of Industrial Organizations (AFL-CIO), la principale confédération syndicale, juge alors que la main-d’œuvre mexicaine menace les salaires et les conditions de travail des Américains. César Chávez, le légendaire syndicaliste californien, met en place des barrages pour empêcher que des travailleurs agricoles venus de l’autre côté de la frontière ne brisent les grèves. Le Los Angeles Times du 3 juillet 1975 proclame en « une » : « Selon des responsables américains, les employeurs préfèrent une main-d’œuvre qu’ils peuvent exploiter et payer une misère. »

Au cours des décennies qui ont suivi, les pressions économiques sur les travailleurs américains se sont fortement accrues. Pourtant, l’idée que les immigrés accaparent les emplois des nationaux et tirent les salaires vers le bas n’a cessé de perdre du terrain. En 1974-1975, elle apparaissait dans 47 % des informations sur l’immigration, tous supports confondus ; pour la période 2002-2006, le niveau est tombé à tout juste 8 % . L’économiste et chroniqueur au New York Times Paul Krugman est désormais l’un des rares analystes à prendre en compte cet aspect .

Cette évolution traduit la reconfiguration que connaît l’échiquier politique américain entre les années 1970 et le milieu des années 1980. Désireux de gonfler leurs rangs, nombre de syndicats sont alors amenés à repenser leur opposition à l’immigration clandestine. Ils sont encouragés dans cette voie par des organisations qui naissent à la fin des années 1960 et s’affirment pendant ces deux décennies : le National Council of La Raza ou le Mexican American Legal Defense and Education Fund (Maldef), par exemple. Ces groupes dénoncent les multiples discriminations que subissent les Latinos et les Asiatiques installés aux Etats-Unis. Nécessaire, cette action a eu pour conséquence de minorer, dans les médias, le discours sur les causes économiques de l’immigration et sur les conséquences des bas salaires des étrangers, au profit de sujets sur la xénophobie.

En France, ces thèmes émergent dès les années 1970, avant de gagner du terrain au début de la décennie qui suit : le racisme contre les travailleurs étrangers figurait en 1973 dans 46 % des reportages — contre 25 % pour la période 2002-2006. Cette forte présence s’accompagne d’une large place accordée à la question de la diversité culturelle. Celle-ci figure dans la moitié des articles parus dans Libération en 1983. « En France, il va falloir apprendre à vivre dans une société pluriculturelle », affirmait un éditorial du quotidien . Puis, à la suite de la percée du FN lors des élections municipales de Dreux, en 1983, et en réponse à l’offensive anti-immigrés lancée par la presse de droite, les journaux proches du Parti socialiste changent leur fusil d’épaule et relèguent la question de la diversité culturelle derrière celle de l’« intégration » des nouveaux venus à la « communauté nationale ». « Nous avions besoin de créer une base solide pour contrer le Front national et montrer que la défense des immigrés faisait partie de la tradition républicaine française, justifie Laurent Joffrin, alors rédacteur en chef de Libération. Nous en avons conclu que la problématique de l’“égalité des droits” était plus porteuse que le discours sur le “droit à la différence” . »

Les effets de ce tournant furent immédiats et continuent de se faire sentir vingt-cinq ans plus tard : entre 2002 et 2006, dans tous les médias français, la thématique de l’« intégration » supplante celle de la « diversité culturelle » (20 % contre 8 %) ; dans les journaux, la « cohésion nationale » apparaît dans 42 % des articles. Aux Etats-Unis, ce taux est trois fois moindre : dans un pays façonné par une économie de marché toujours plus fragmentée, la question de la « cohésion nationale » parle peu aux dirigeants politiques et à une partie de leurs électeurs. La gauche démocrate se montre très sensible aux revendications communautaires, tandis que la droite républicaine se trouve tiraillée entre ses soutiens financiers (de nombreuses entreprises sont favorables à une immigration libre) et ses électeurs, souvent hostiles aux immigrés. Les dirigeants politiques préfèrent donc formuler le problème en d’autres termes.

En France, en revanche, l’existence d’un Etat-providence relativement fort permet à la notion de communauté nationale de conserver du sens. A mesure que la protection sociale s’affaiblit, les médias semblent ensuite vouloir brandir la cohésion culturelle pour combler le vide. Au début des années 1980, ce thème était surtout défendu par le FN et par des journaux comme Le Figaro et Le Figaro Magazine. Mais, dans la masse des sujets sur l’immigration, il était minoritaire. Puis les principaux partis de gouvernement se sont convertis à ce discours, reléguant au second plan celui du racisme et des discriminations. La montée du FN ne s’est pas interrompue, et les immigrés et leurs descendants, en particulier noirs et arabes, continuent de subir des discriminations, même si les journalistes en parlent moins qu’il y a trente ans.

Délaissant les questions de l’économie et du racisme, les médias américains et français se focalisent de plus en plus sur le thème de l’ordre public et de la sécurité d’une part (au cours de la décennie 2000, 62 % des reportages aux Etats-Unis et 45 % en France) et sur l’aspect « humanitaire » d’autre part (pour la même période, 64 % aux Etats-Unis et 73 % en France). Spectaculaires, simples et très visuels, ces deux cadrages présentent l’avantage de s’accorder avec le discours des associations et des organismes d’Etat hostiles ou favorables aux immigrés. Ils satisfont une double exigence commerciale et politique.

Vilipender l’immigration clandestine constitue, pour un journal ou une chaîne de télévision, une formule commerciale gagnante, car, comme l’écrit le sociologue Todd Gitlin, « l’archétype de l’histoire médiatique est une histoire de crime ». Le thème de l’ordre public se passe d’explications et peut se traiter à coups d’images-chocs : émeutes, police, postes-frontières, armes, courses-poursuites et arrestations. Mais il existe aussi une autre explication à la récurrence de cet angle. Les journalistes français et, plus encore, américains recueillent souvent leurs informations auprès de sources officielles : ministères, mairies, administrations, police, etc. Leurs préoccupations tendent donc à s’aligner sur celles des représentants de l’Etat et des dirigeants politiques. Et comme les gouvernements envisagent souvent l’immigration en termes de menace pour l’ordre public, les journalistes se trouvent incités à faire de même. On peut ainsi noter d’importantes variations en fonction de l’actualité politique : en 2002, dans le sillage des attentats du 11-Septembre, tandis que démocrates et républicains n’avaient que le mot « sécurité » à la bouche, l’angle de l’ordre public apparaissait dans 64 % des sujets ; en 2004, cette proportion était retombée à 53 % (soit à peu près le même chiffre qu’en 1994), avant de remonter à 62 % en 2005, au moment du vote de la loi HR 4437 qui criminalisait les clandestins.

En France, la thématique de l’ordre public émerge au début des années 1980, en lien avec le discours sur la « crise des banlieues », puis culmine au début de la décennie 1990, quand elle est reprise par les deux principaux partis politiques. En 1991, la première ministre socialiste Edith Cresson parlait par exemple d’affréter des avions pour déporter les clandestins. A partir des années 2000, à mesure que les gouvernements successifs se recentrent sur l’intégration et la cohésion nationale, les occurrences du thème sécuritaire se raréfient.

Un appétit d’histoires poignantes

L’approche humanitaire s’est quant à elle progressivement généralisée des deux côtés de l’Atlantique, où elle est défendue par de nombreuses associations : France terre d’asile, la Cimade, la Ligue des droits de l’homme ou encore Amnesty International en France ; La Raza, le Maldef, l’Immigrants’ Rights Project de l’American Civil Liberties Union (ACLU) ou le National Immigration Forum aux Etats-Unis. Tandis que les associations françaises vivent principalement de subventions publiques et des cotisations de leurs adhérents, leurs homologues américaines sont financées par une alliance hétéroclite réunissant de petits donateurs attachés aux droits humains, l’Eglise catholique et de puissantes fondations (Ford, Carnegie, MacArthur), ainsi que des banques, des entreprises de construction et diverses multinationales qui ont tout intérêt à préserver une source de main-d’œuvre à bas coût.

Tout comme le thème de l’ordre public, l’approche humanitaire permet de capter l’audience. Aux Etats-Unis, elle correspond bien à l’écriture narrative et personnalisée qui fait florès dans les médias. Bien utilisé, ce style peut restituer de façon efficace l’expérience des migrants et sensibiliser les lecteurs-spectateurs à des milieux sociaux qui leur sont inconnus.

L’exemple le plus célèbre de cette approche est sans doute « Enrique’s journey » (« Le voyage d’Enrique »), reportage en six épisodes paru en 2002 dans le Los Angeles Times, qui a valu à Sonia Nazario le prix Pulitzer. La journaliste y retraçait l’histoire d’un jeune homme originaire d’Amérique centrale qui part à la recherche de sa mère. Celle-ci a dû quitter ses enfants affamés afin de trouver un travail qui lui permette de leur envoyer de l’argent et de leur offrir ainsi une vie meilleure. Pour rendre compte de cette expérience, Nazario a suivi les traces d’Enrique depuis le Honduras jusqu’à la Caroline du Nord, allant jusqu’à voyager sur le toit des trains comme lui-même l’avait fait au Mexique. Le reportage s’achève de façon tragique. Après avoir tant souffert du départ de sa mère, Enrique se voit contraint d’imposer la même expérience à sa propre fille : « Quelque temps après son arrivée aux Etats-Unis, Enrique téléphone [à sa petite amie] au Honduras. Comme il s’en doutait avant son départ, Maria Isabel est enceinte. Le 2 novembre 2000, elle met au monde une petite fille, Katherine Jasmin. Le bébé ressemble à Enrique. Elle a sa bouche, son nez, ses yeux. Une tante encourage Maria Isabel à se rendre aux Etats-Unis, lui promettant qu’elle prendra soin du bébé. “Si j’en ai l’occasion, j’irai, dit Maria Isabel. Je partirai sans mon bébé.” Enrique approuve : “On va devoir abandonner le bébé.” »

Le livre tiré de ce reportage  reçoit une pluie de critiques élogieuses. Le magazine Entertainment Weekly juge par exemple que « l’impressionnant reportage de Nazario fait de l’actuelle polémique sur l’immigration une histoire personnelle plutôt que politique » (22 février 2006). Pourtant, pour séduisante qu’elle soit, cette approche ne permet pas de saisir les principaux ressorts du phénomène migratoire. Certes, le lecteur ressent dans les moindres détails les épreuves que traverse Enrique. Mais il ignore comment il en est arrivé là, et s’il aurait pu éviter ce destin.

Au-delà des difficultés des immigrés, le journalisme devrait pourtant analyser la façon dont l’organisation économique mondiale ainsi que la politique étrangère, commerciale et sociale de pays occidentaux comme les Etats-Unis et la France favorisent l’émigration des pays du Sud vers ceux du Nord. Car, comme le sociologue franco-algérien Abdelmalek Sayad aimait le rappeler, l’immigration est d’abord une émigration.

En ce qui concerne les Etats-Unis, plus de deux cent cinquante mille personnes ont péri lors de conflits au Guatemala, au Salvador et au Nicaragua, tuées essentiellement par des escadrons de la mort et des forces militaires entraînées, soutenues et armées par les Etats-Unis. En 1980, ceux-ci comptaient moins de cent mille immigrés originaires du Salvador ; dix ans de guerres et de troubles plus tard, ce chiffre atteignait cinq cent mille. Il dépasse aujourd’hui le million.

La politique commerciale de Washington a elle aussi contribué à cette émigration de masse. Loin d’améliorer les conditions de vie et d’emploi des travailleurs mexicains, l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) signé en 1993 a contribué à aggraver la pauvreté et l’insécurité, poussant de nombreux habitants, en particulier ceux des zones rurales, à franchir la frontière. Les entreprises américaines ont préparé le terrain pour les accueillir. Les secteurs de l’industrie et des services ont adapté leurs conditions de travail afin de leur proposer des emplois « flexibles », avec une faible rémunération et peu d’avantages. Dans les secteurs de la viande, du textile, de la construction, de la restauration et de l’hôtellerie, les employés américains ont bien souvent été licenciés pour être remplacés par des clandestins beaucoup moins coûteux.

Le même raisonnement pourrait être tenu au sujet de la France, bien que l’attrait du travail y soit moins important du fait d’une législation plus stricte. De nombreux migrants venus du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne ont également dû quitter leur pays à cause de difficultés économiques ou politiques liées aux rapports inégalitaires que la France entretient avec ses anciennes colonies. « Le malaise profond de l’Afrique accentue l’exode massif, que n’arrêtera aucun mur, même s’il touche le ciel, explique Arsène Bolouvi, chercheur togolais à Amnesty International. Les manigances des multinationales, les ventes d’armes, le contrôle des ressources, les gouvernements autoritaires soutenus par la France : tout pousse les gens à fuir au péril de leur vie, chassés par la faim et par la guerre. »

La complexité des causes internationales des migrations compromet toutefois leur traitement sous forme de mélodrame personnel. Y faire référence implique par ailleurs d’ouvrir un débat idéologique sensible, puisque ces motifs suggèrent l’existence dans le système économique et social d’injustices ou de défaillances que la majorité de la classe politique et médiatique accepte comme un état de fait. Du début des années 1970 au milieu des années 2000, tandis que la mondialisation néolibérale s’intensifiait et que plusieurs conflits manipulés par les Etats-Unis mettaient l’Amérique centrale à feu et à sang, la part des reportages de presse mentionnant les facteurs internationaux est passée de 30 à 12 %. Les journaux français se distinguent en évoquant l’économie mondiale dans un tiers de leurs articles — un chiffre stable entre les années 1970 et 2000. La différence s’explique notamment par la plus grande présence de courants hostiles à la mondialisation au sein de la culture intellectuelle et politique française.

Trop souvent, cependant, les médias de ces deux pays n’offrent qu’un tableau incomplet de la question de l’immigration, malgré les sujets réguliers qu’ils lui consacrent. La priorité qu’ils accordent à la dimension émotionnelle, individuelle, désarme les réflexions politiques de fond. Et prépare ainsi le terrain aux « solutions » simplificatrices de l’extrême droite.

03 Septembre 2015, Rodney Benson

Source : news613.com

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