vendredi 29 novembre 2024 18:54

Que cache le débat sur l’intégration ?

En 2015, on demande encore à des Français de troisième ou quatrième génération de s’intégrer… L’historien Benjamin Stora dénonce le discours dépassé de nos élites et ses relents colonialistes.

Historien, professeur à l'université Paris-XIII, Benjamin Stora est né en 1950 à Constantine (alors Algérie française). Spécialiste du Maghreb contemporain, de l'Algérie et de l'immigration en France (1), il est depuis août dernier président du conseil d'orientation de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration.

A partir de quand parle-t-on d’intégration en France ?

Jusque dans les années 50, la République pratique l'« assimilation ». On ne demandait pas aux Corses ou aux Bretons d'abandonner leurs origines, mais de respecter les mœurs de vie française, notamment la langue. Logiquement, la France a adopté cette approche avec l'Algérie, puisque celle-ci était considérée comme française. Dans les années 30, des personnages comme le leader nationaliste Ferhat Abbas étaient d'ailleurs qualifiés d'« assimilationnistes », de façon non péjorative. Ils disaient : « Oui à l'assimilation culturelle, car la France nous apporte la République, la modernité, la culture. Mais nous voulons rester musulmans. » A la question « peut-on être français et musulman à part entière ? », Abbas répondait donc par l'affirmative. Mais la montée des nationalismes et la décolonisation vont tout bouleverser.

D’où le nouveau terme d’intégration ?

Oui, et c'est Jacques Soustelle (1912-1990), nommé gouverneur général d'Algérie par la gauche en 1955, qui parle le premier d'intégration. Cet ethnologue de formation cherchait un terme qui permette de préserver les traditions culturelles des populations locales tout en avançant la carte de l'égalité politique : « Instruire et construire, explique-t-il, aider à vivre mieux, accélérer le mouvement de progrès déjà imprimé par la France à cette province qui lui est si chère, tels sont nos objectifs. » Intégration devient son mot-clé, puis ­celui des socialistes quand ils arrivent au pouvoir en janvier 1956.

Pour le général de Gaulle, ensuite, trois solutions s'offrent à la France face au problème algérien (comme il le souligne dans son célèbre discours du 16 septembre 1959) : la « sécession » de l'Algérie, éventualité qu'il a d'abord rejetée ; la « francisation », qui aurait permis aux Algériens d'accéder aux fonctions politiques, administratives, judiciaires – mais le terme était trop outrancier pour être adopté. Et une troisième voie, qui avait sa préférence, l'« association », qui impliquait une forme d'égalité entre deux entités distinctes. L'indépendance de l'Algérie, en 1962, a momentanément évacué cette notion d'intégration qui n'avait plus lieu d'être.

“Intégration : mot-valise, consensuel, compromis qui définit les conditions d'entrée en France.”

Pourtant, elle va ressurgir…

Oui, au tournant des années 70 et 80, quand les enfants des immigrés algériens, qui ont acquis une forte visibilité, mettent la question des « Beurs » sur le devant de la scène. Et le fantôme algérien revient. Il s'agit alors d'éviter les erreurs du passé, de ne pas se retrouver coincé entre assimilation radicale et séparation. Les socialistes ressortent l'intégration : mot-valise, consensuel, compromis qui définit les conditions d'entrée dans la société française. Il leur permet aussi, dans le milieu des années 80, de lutter contre le différentialisme porté par les mouvements anti­racistes de l'époque – notamment SOS Racisme, le Mrap, la Licra – qui s'inscrivent dans une perspective de valorisation des différences.

Depuis, le mot d’intégration n’a plus quitté le débat public…

D'où la question que les enfants des Beurs posent dans les années 2000 : « Pourquoi parler d'intégration puisque nous sommes français ? » Tout se passe comme si, en persistant dans l'usage de ce terme, on continuait à leur demander un droit d'entrée. A chaque fois que la société traverse un moment de crise, avec le voile ou, plus récemment, l'émergence de jeunes djihadistes, on dit : « Il faut mieux les intégrer. » Alors que beaucoup d'entre eux sont des Français de troisième, voire de quatrième génération, et qu'ils ont souvent perdu l'usage de la langue arabe ! La vraie question est ailleurs : comment ces Français vivent-ils le fait d'être originaires de territoires situés hors de France ?

“Le Maghreb n’est appréhendé que dans son rapport conflictuel avec la France.”

Vous estimez qu’on ne se la pose pas assez ?

Nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques refusent de voir l'évolution de la société réelle et accusent un retard considérable dans leur perception de la présence maghrébine en France. Je parle volontairement du Maghreb, car 80 % de ceux qu'on appelle les « musulmans » sont d'origine maghrébine. Or, nous ne connaissons rien de l'histoire du Maghreb au XXe siècle, et, par facilité, nous cherchons à tout ramener à la question religieuse, c'est-à-dire à l'islam. Mais nous ne sommes pas face à une communauté homogène, qu'on pourrait désigner par « les Musulmans-issus-de-quartorze-siècles-d'histoire-musulmane » !

Nous parlons de gens issus d'une géographie, d'une histoire à chaque fois différente, dont on ne sait rien en France. Six millions de Français viennent de là. Comment vivre et dialoguer avec eux si personne ne connaît les responsables politiques, écrivains, artistes ou congrégations religieuses qui ont fait cette histoire ? Il faut enseigner cette dernière si l'on veut intégrer ces populations dans un récit national républicain.

Une histoire qui renvoie aussi à des souvenirs douloureux…

Aujourd'hui, le Maghreb n'est appréhendé que dans la perspective de son rapport conflictuel avec la France, c'est-à-dire la guerre d'Algérie. Les études historiques plus larges ont certes progressé, mais on commence toujours par la fin : les accords d'Evian de 1962, la question des harkis ou des pieds-noirs… Ce qui précède, ce qui suit, reste un vaste trou noir.

L’opinion publique est parfois heurtée quand certains jeunes Français brandissent le drapeau algérien lors de manifestations sportives. Comment expliquer leur attitude ?

Les jeunes d'origine algérienne ne sont pas les seuls à brandir un drapeau qui est celui de leurs parents, ou de leurs grands-parents. C'est aussi le cas de jeunes d'origine portugaise par exemple, mais on ne l'évoque que rarement (cela a été vu lors de la dernière Coupe du monde de football). Leur geste signifie qu'ils restent attachés à une origine familiale ; ce qui ne veut pas dire, loin de là, qu'ils sont contre la France.

A mon avis, ce qui choque, c'est que ces manifestations d'attachement, qui ont toujours existé dans la sphère privée, débordent désormais dans l'espace public. La frontière entre public et privé s'efface sur bien d'autres aspects, par exemple religieux, mais cette attitude nous renseigne surtout sur l'état de crise du modèle républicain français : il est incapable d'unir ses différentes composantes autour d'un projet, d'un vivre-ensemble communs.

“L’intégration a été inventée pour l’immigration algérienne et renvoie à l’histoire coloniale.”

Pourquoi la question de l’intégration semble-t-elle beaucoup moins concerner les autres immigrations, italienne, polonaise, espagnole ou portugaise ?

Pour la bonne raison qu'elle a été inventée pour l'immigration algérienne et renvoie à l'histoire coloniale. Nous n'avons pas le même contentieux avec les autres immigrations, même si leur entrée a aussi été douloureuse, notamment pour les Italiens et les Polonais. Si l'on se polarise sur l'immigration maghrébine, c'est aussi parce que l'imaginaire occidental sur l'islam – ses valeurs jugées rétrogrades, son prosélytisme redouté et son inadaptation supposée à la démocratie – s'est surajouté à l'histoire coloniale.

A quoi s'ajoute aujourd'hui la question de la concurrence ou de la coopération économique d'un Maghreb très proche, et en expansion, qui comptera bientôt 100 millions d'habitants. Est-ce une menace ou une opportunité ? Les élites françaises hésitent. Et, à force d'hésiter, la France perd des marchés de l'autre côté de la Méditerranée, comme en Algérie, où elle n'aura bientôt plus sa place de premier partenaire économique. C'est historique.

Finalement, peut-on dire que l’intégration a fonctionné ?

Contrairement à ce qu'affirment Eric Zemmour et d'autres, je pense que notre modèle républicain est plutôt une réussite. Ces dernières décennies, des Français « nouvelle manière » sont entrés dans la société, tout en restant attachés à leurs origines. A la marge, on trouve bien sûr des individus radicalisés, qui veulent détruire le système. Mais l'immense majorité des descendants des immigrations maghrébines postcoloniales ne se vit pas autrement que comme française.

Ce qui n'empêche pas que d'immenses progrès restent à faire. Ils concernent les nouvelles générations au sens large, et pas seulement celles liées au Maghreb. La France a profondément changé, et les jeunes – tous les jeunes ! –, premières victimes du chômage, sont sous-représentés dans les institutions. Il est indispensable que les partis politiques, les syndicats, les médias leur donnent la place qui leur revient. Une société ne peut oublier ceux qui représentent son avenir.

Un demi-siècle de névroses

« Il faut quand même le dire, ils ont un problème d'intégration ! » Et tout le monde de saisir de qui on parle, de ces individus au statut étrange, français sur le papier, mais à la « francitude », si l'on nous permet l'expression, pas très nette. Et pour cause : ils n'ont pas su s'intégrer. Quittons ces clichés. Et refaisons l'histoire de ce mot-valise. Fabriquée pendant la guerre d'Algérie, brandie par les pouvoirs publics de droite comme de gauche pendant le demi-siècle qui a suivi, l'« intégration », que La Documentation française définit comme une adhésion « aux règles de fonctionnement et aux valeurs de la société d'accueil », nous parvient aussi griffée et bosselée qu'une malle coloniale.
L'historien Benjamin Stora nous met en garde contre les mésusages d'un mot que les assassinats de Charlie et de l'Hyper Cacher font remonter à la surface. Un problème ? On dégaine l'intégration, platitudes à l'appui… Que la société française soit en crise est un fait. Qu'elle soit une figure mouvante, multiple et prometteuse, comme la vie d'Abel Jafri, acteur français de Timbuktu, en est un autre, tout aussi vrai. Et faire de l'intégration le problème et la solution de tous les maux est injuste et archaïque – un mauvais pansement sur les névroses françaises.

24/03/2015

Source : telerama.fr

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