mercredi 27 novembre 2024 22:32

Visibilité migratoire: interview

L’immigration est un sujet qui déchaîne les passions. Les causes sont historiquement profondes et sociologiquement diverses. Abdelkrim Bouhout aborde dans son nouveau bouquin la question des migrants relégués. Intitulé  » Essai sur la visibilité des migrants relégués  » l’auteur développe de nombreux concepts afin d’offrir un espace de réflexion à tous ceux qui pensent autrement. Abdelkrim Bouhout a bien voulu répondre à nos questions.

Bonjour, qui est Abdelkrim Bouhout ?

Bonjour, je suis citoyen belge et fils d’immigré marocain. J’ai 42 ans, je suis marié, père de deux enfants. Je déambule dans les rues de Bruxelles depuis la prime enfance. Je dispose de plusieurs titres universitaires dont une Agrégation et un C.A.P.A.E.S en sciences sociales et politiques. Ma pratique professionnelle a été vouée essentiellement à l’enseignement et à la gestion des politiques de la ville (coordination des projets de cohésion sociale). J’ai également réalisé deux documentaires dont un diffusé en 2008 sur la chaîne communautaire bruxelloise : Télé-Bruxelles. Je suis intéressé par les questions d’actualité, la philosophie politique, l’anthropologie culturelle, le fait religieux, le droit à la ville et les questions migratoires, objet de ce premier livre.

Vous sortez, votre premier bouquin intitulé ‘’ Essai sur la visibilité des migrants relégués’’ Quel a été le déclic ?

Ce livre est né d’une prise de conscience du drame migratoire. Drame et non tragédie. Moins cette fatalité arrimée à un collectif sans perspective qu’une situation certes délétère, mais toujours éprise de liberté. Dans l’exercice de mes fonctions professionnelles, je remarquais qu’une série de schémas autodestructeurs se reproduisaient chez les générations actuelles de l’immigration. Les années 80 furent des années de plomb dans les quartiers populaires de Bruxelles. Toxicomanie, déviances et tragédies successives y côtoyaient un état d’anomie généralisé rossé à coups de matraques par une police brutale. 35 ans plus tard, quel héritage avions-nous légué aux générations actuelles ? une question qui reste toujours posée.

Quel est le but de votre essai ?

L’essai vise quatre finalités. D’abord réhabiliter la lecture anthropologique du fait migratoire au détriment d’un abrégé grotesque sur l’immigration. En ce sens, notre réflexion tend à nuancer le rail sémantique très en vogue, c’est-à-dire, le choix entre le multiculturalisme anglo-saxon, l’assimilationnisme républicain ou la reconnaissance culturelle. Je porte également un regard critique et parfois autocritique sur la jeunesse migratoire. Ensuite, intérroger les politiques urbaines de gestion de la diversité et plus largement, les politiques migratoires francophones. Enfin dévoiler l’antagonisme que revêt la confrontation du nouveau et de l’ancien chez l’immigré ainsi que la mobilisation des masques et récits qui façonnent et agrémentant sa construction identitaire.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, quelle est la définition de l’immigration pour vous ? Qu’entendez-vous par migrants relégués ?

Ayant concédé une assise anthropologique à l’immigration, nous la délivrons des interprétations qui confrontent ordinairement le pays d’origine au pays d’accueil. Au lieu de s’enquérir du statut hybride de l’immigré : – Êtes-vous Belge ou Marocain, Français ou d’ailleurs – résume le sens commun, il serait plus judicieux de rattacher le migrant-relégué à la somme de deux expériences: l’exode et la relégation urbaine. L’immigration est un arrachement de sa terre d’origine, la relégation urbaine, une peine d’internement dans son pays d’accueil. Le migrant-relégué coalise ces deux expériences. Il cumule le sentiment d’incomplétude suspendu au déracinement et le regard dépréciatif qui résulte de sa mise au ban de la société. La construction identitaire des enfants d’immigrés se révèle alors complexe et combinatoire.

Aujourd’hui la question de l’immigration en Europe pose un problème très cruciale. Comment faire face au jugement des publics relégués ?

Ça n’est pas tant la question de l’immigration qui pose un problème en Europe que celle de la nostalgie. Dans l’ensemble, on peut dire que l’immigration, ses déboires et ses clameurs, furent très bénéfiques aux États-membres. Elle a participé à la reconstruction d’une Europe se relevant péniblement du totalitarisme, elle fut l’agent d’une ascension démographique et le moteur d’une profusion salutaire de pratiques culturelles. Ce bouillonnement s’accompagne d’un folklore qui met en branle les repères historiques d’une France figée sur le calendrier du salon. Confrontés à l’effacement des frontières, au surgissement du global dans la sphère locale, à la vitesse de l’information, les peuples sont déboussolés et aspirent un futur qui invoque monstrueusement le passé. C’est la nostalgie ! Les idées réactionnaires et les intellectuels médiatiques (Zemmour, Finkielkraut, Onfray) défraient la chronique en profitant de la porosité qui établit les positions et les prises de position sur les champs culturels. Ainsi, la virulence d’une visibilité pseudo-intellectuelle substitue la controverse des intellectuels, l’affecte et l’emporte . Concernant le jugement critique du migrant-relégué,  il faut savoir que  l’incomplétude du migrant l’inscrit en contrepoint. La relégation urbaine impose donc un regard sur le monde fixe et pâtissant. Inachevé et traité en inférieur dans son pays d’accueil, le migrant-relégué use d’un art de visibilité convié en vertu de son caractère d’opposition. La contemplation et la réflexion étant reléguées à l’arrière-plan, c’est le monde de l’action, apparent et dramaturgique qui endosse la lourde responsabilité de réhabiliter l’identité individuelle et sociale. Le jugement critique du migrant-relégué gagnera en clairvoyance chaque fois que les pratiques artistiques et artisanales, la reconnaissance juridique (production de lois spécifiques contre des exactions qui touchent des groupes spécifiques) seront renforcées. En un mot, encourager l’accueil hospitalier des identités hérétiques ou proto-religieuses.

 Dès les premières lignes de votre bouquin, vous mentionnez l’exemple d’un élève en classe de 5e qui vous interrompt, lorsque vous commentez un fait d’actualité. Ce dernier développe alors un laïus à perte sur le moyen orient. Aussi tôt, vous lui couper la parole en lui demandant de nommer la perpendiculaire de sa rue résidentielle; chose qu’il est incapable de vous dire. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Quel rapport avec la question des migrants relégués ?

Il y a chez cet étudiant une confusion entre le ‘global’ et le ‘local’. Ce surinvestissement de l’évènement transnational fait écran à une ignorance et à un manque d’implication dans la vie du quartier. La prédilection pour le fait global chez le migrant-relégué est certainement liée au sentiment d’incomplétude vaquant entre absence de la terre d’origine et dépossession du récit national. Cette dualité inscrit le migrant-relégué en contrepoint : ici et ailleurs en même-temps, impliqué dans son présent mais nostalgique de son passé, désuet et à la mode, fier et mélancolique, robuste et sujet à la sinistrose, traditionnel et moderne…Dès lors, forger un récit à partir de l’évènement global ou pour être plus précis, à partir d’une fiction de l’évènement global est un moyen de narrer le récit migratoire au foyer d’une existence qui n’a pas voix à l’histoire : enraciner le déracinement.

Qu'est-ce que la ‘’ disruption sociale’’ ?

La disruption sociale est un concept anthropologique. La notion de « tabaruj » en arabe est sémantiquement proche du concept de disruption sociale. Dérivé du substantif «bourj », ‘le phare en mer’, son suffixe « ta » caractérise la conduite ‘empharée’, c’est-à-dire l’individu qui aspire volontairement à se rendre visible. La disruption sociale induit l’usage de l’artifice, des masques sociaux et cible singulièrement les mœurs et convenances disloquées dans l’espace public. Les conduites disruptives du migrant-relégué ont deux fonctions. Naturellement la première est la fonction disruptive qui a pour but de réhabiliter le sentiment de dignité sous l’égide d’une conduite ostentatoire. La deuxième est la fonction symbolique  qui est une profusion de conduites visibles et ambivalentes visant à réguler l’économie affective c’est à dire la reconfiguration des modèles culturels hérités de la civilisation des mœurs au contact des sociétés de consommation.

En lisant les différentes parties du bouquin, on remarque que vous surfez entre psychosociologie, phénoménologie, anthropologie et théories psychanalytiques. Pourquoi autant de concepts?

Il y a effectivement une profusion de concepts dans ce livre. Cette surcharge conceptuelle a trois explications. Partant d’une recherche empirique, il fallait avancer dans une démarche spéculative fiable et ordonnée. Le philosophe élaborant des concepts, il était normal d’user de concepts reconnus pour étayer un modèle anthropologique théorique et systématisé. Aussi, bien que l’ouvrage se présente comme un essai, nous souhaitions l’inscrire dans une démarche scientifique soutenu par les classiques des sciences sociales. Nous souhaitions ainsi nous écarter des esquisses qui abusent du témoignage et de la rhétorique pour renouer avec la rigueur intellectuelle. En ce sens, l’ouvrage rédigé peut servir de référentiel aux universitaires férus des sciences sociales et aux ‘travailleurs sur autrui’. Enfin, héritiers de la culture de l’adab, nous privilégions une approche encyclopédique des phénomènes sociaux au détriment de leur spécialisation. Confrontés à un monde complexe, il fallait alors réinvestir la complexité en établissant des liens entre les disciplines scientifiques. Par ailleurs, la démarche hypothético-déductive qui est la nôtre invite l’usage de concepts, ne fusse que pour généraliser l’enseignement tiré des cas particuliers.

Quel regard portez-vous sur la société actuelle?

S’agissant de la société française, on pressent une nette translation à droite de l’ensemble des opinions politiques ainsi qu’une sérieuse tentation réactionnaire d’où poindra la nostalgie (souverainisme, nationalisme, islamophobie, rejet de l’altérité). Baudrillard n’avait pas tort d’appréhender la nostalgie (dans sa forme idéologique) comme une défaite de la pensée. Tout avenir qui s’inscrit dans le passé est un empêtrement de l’histoire. Si le devenir des sociétés est le résultat des paradoxes de l’histoire alors il faut considérer ce ‘futur-passé’ alternatif que nous oppose identitaires, thuriféraires en herbe comme une historicité qui se replie sur elle-même. Il faut évidemment qu’une société respecte le legs de ses traditions à condition que ces dernières dialoguent ouvertement . Ce qui implique l’acceptation du mouvement, d’une identité nationale en mutation et un regard hospitalier sur la complexion des mœurs. A cette nostalgie réplique malheureusement une autre forme de nostalgie chez les groupes minoritaires de plus en plus fixés sur des pratiques et croyances invariantes. Et ce, de l’islamisme radical aux logorrhées nauséabondes d’Alain Soral. Seul le réinvestissement des formes sociales reliantes et débarrassées du prisme culturaliste pourront renforcer l’universel. Or, le paradoxe de l’identité est justement qu’elle cherche à être ‘identique à son histoire’. C’est donc en accueillant les revendications identitaires particulières dans des cadres discursifs appropriés (débat public) qu’on leur donnera une chance d’accéder à l’altérité.

Que pensez-vous du fonctionnement des médias sur la question des migrants relégués ?

Concernant le migrant-relégué, les médias de masse versent soit dans la caricature, soit dans la facilité. Par la première, ils essentialisent la figure de ‘l’ennemi intérieur’, par la seconde, ils surfent sur la vague réactionnaire pour augmenter leur part de marché, l’audimat et détourner l’attention du spectateur d’enjeux politiques majeurs depuis que le politique est devenu un vulgaire prestataire de service. Il en résulte une essentialisation de la figure du banlieusard qui frôle parfois le ridicule. Et le ‘ridicule’ incarné finit par tuer dans les rues de Paris. Plus alarmant, cet imaginaire de la banlieue abrite une forme de conformisme que le migrant-relégué investit pour affermir ce que le spectacle attend de lui : l’ensauvagement. Cette surenchère qui renforce l’Esprit d’émulation des déshérités est exactement le type de conduite qu’attend le mode consumériste despotique. L’émulation abritant une différentiation individuelle, le rapport ‘à autrui’ comme ‘à la visibilité’ est constamment compétitif et sous les projecteurs, ce qui avantage ‘l’avoir boulimique’ au détriment de ‘l’ascension spirituelle’ dans les quartiers populaires. En réalité, la banlieue est plurielle. Les exemples de réussite y côtoient le tragique, le labeur, la rencontre et la société civile dans toute sa variante.    

‘’ Essai sur la visibilité des migrants relégués ‘’ quelle est la morale à retenir ?

Il y a moins de moraline qu’un moraliste totalement assumé dans ce premier ouvrage. Si la visibilité est signe de dislocation sociale, les figurations du migrant-relégué doivent être reliées non à des formes de replis identitaires ( ce qui est partiellement vrai) mais à des luttes pour la reconnaissance. L’interactionnisme symbolique a le grand mérite de donner la primeur aux échanges interpersonnels et aux réseaux sociaux. Les hommes interagissant au bénéfice d’opportunités symboliques, le masque est une rouerie commune à l’espèce humaine et l’espace public une vaste scène de théâtre où « vu et être vu » réhabilitent autant ‘l’estime de soi’ que ‘l’estime sociale’. La posture du moraliste consiste alors à objectiver ces conduites ostentatoires dans le but de les rationnaliser et de les apprivoiser. Haute considération morale, il faut le reconnaître.    

Quels sont vos projets ?

J’aimerais dans un futur proche débattre les idées de ce premier livre (conférences, médias, écoles et associations). Deux autres livres sont en perspective.

Merci d’avoir répondu à notre entretien. Quel est votre mot de fin?

Je terminerai cette interview par un mot de Jallal-Din Roumi : « Ou bien parais tel que tu es, ou bien sois tel que tu parais ».

 24 octobre 2015, BLAZ

Source : STEPH MEDIA/mediapart.fr

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