La communauté marocaine installée en France se distingue de celles des autres pays d’accueil. Elle est d’abord l’une des plus importantes en nombre de résidents, la plus ancienne, la mieux intégrée dans le tissu socio économique, la plus soluble, en comparaison avec les autres communautés venant d’Afrique ou du Maghreb, dans les sphères de compétences ou représentations associatives, et enfin, la plus encline à l’exercice de la responsabilité politique.
Les élus d’origine marocaine se comptent par centaines, traversant tout le spectre politique (droite, gauche, centre). Elle représente, par ailleurs, le principal pourvoyeur d’élites hautement formées et incluses dans les grandes institutions économiques, financières et dans les cercles fermés des pouvoirs parallèles en France. En un demi-siècle, l’immigration s’est enracinée à travers la deuxième et la troisième génération, transformée en citoyens et citoyennes binationaux, formatés par le logiciel de l’intégration, de l’assimilation et de la laïcité. Elle se dirige inéluctablement vers une organisation "diasporique" dont les liens, avec le pays de référence, changent et se complexifient. Les diverses autorités de tutelle tentent d’accompagner cette mutation politique, sociétale et identitaire par une stratégie d’intensification des relations de proximité (événementiel, communication, identification des compétences, cooptation politique), de soutien aux associations et, tout récemment, à travers la révision de la constitution leur permettant, à terme, une représentation au sein d’instances nationales.
L’objectif est double : d’abord, politique, perpétuant la marocanité des générations futures, renforçant l’intelligibilité des liens d’allégeance à l’institution monarchique et cooptant les élites, introduites dans les sphères locales ou nationales en France, pour en faire des cercles d’influence de nature à promouvoir l’image et les intérêts suprêmes du Maroc. Le second objectif est d’ordre économique, autour du renforcement des transferts financiers ou des investissements par la création d’entreprises, d’acquisition des biens immobiliers, et plus globalement, par l’injection de l’expertise stratégique et sa transposition, autant que possible, dans les rouages de la gouvernance économique ou administrative du Maroc.
Cependant, les autorités de tutelle ne décryptent pas suffisamment les évolutions socio politique des marocains de France et ne disposent pas d’une vision endogène différenciée de nature à optimiser les gisements en veille. Les hautes compétences, les élus locaux d’origine marocaine sont « noyés » dans la diversité par une approche globale qui s’articule autour d’un cartel économico-associatif. Les opérateurs économiques (les banques, les promoteurs immobiliers, les transporteurs…) définissent leur relation à la communauté autour d’un concept marketing révolu, celui de l’immigré synonyme de « vache à lait » par le parrainage d’événements « culturels » ou festifs pour en faire un rituel qui peut s’intituler « Foire Marocaine des Immigrés (FMI) !!!», dont l’objectif clairement affiché est de vendre, vendre et encore vendre ».
Sur fond de bouffonneries, de folklores, de gastronomie, la culture marocaine est devenue, au fil du temps, un alibi pour les commerçants, une transe collective et une couveuse pour l’éclosion d’associations franco marocaines de ceux-ci ou de ceux-là. Une fois, le festin terminé, la foule dispersée et la communion éclipsée, les marocains regagnent, au sens propre comme au sens figuré, leurs lieux de relégation, de souffrance et d’indifférence.
Le deuxième acteur du dit cartel s’organise autour d’une galaxie d’associations usurpant l’étendard marocain. Un confluent où le religieux, le pseudo culturel et le politique se donnent rendez-vous. En dehors d’une minorité d’associations respectables, militantes et efficaces, un pullulement d’associations communautaires, voire communautaristes évoluent à la limite de la légalité, souvent non agréées, avec un ou deux adhérents, dont les présidents sont autoproclamés…s’affichent sur internet comme étant représentantes des marocains de France, d’Ile-de-France ou d’ailleurs ou encore des collectifs d’associations sans statuts, sans bilans, sans programmes et dont on ignore les sources de financement.
Plusieurs associations sont manipulées par les élus locaux dans un objectif, à peine voilé, de maintien de paix sociale dans les quartiers sensibles en échange de maigres subventions ou d’attribution de locaux vétustes pour se réunir.
Au Maroc, une grande messe s’organise une ou deux fois par an, sous l’égide du ministère de tutelle et / ou financé par des institutions publiques (Fondation Hassan II, CCME, autres…) pour une grande transhumance où des centaines de présidents d’associations viennent parler, sans mandat, au nom de milliers de marocains dont ils ignorent la nature des revendications, des aspirations, des projets. Souvent, érigées en courroies de transmission des partis politiques marocains, certaines associations s’approprient des sujets sensibles dont elles ignorent les enjeux (le Sahara marocain, l’éligibilité des marocains du monde aux élections législatives, la crise identitaire, la régionalisation élargie, la coopération décentralisée…) . Profitant de la démocratie et de la liberté que leur accorde le Maroc, et leur statut d’expatrié, d’autres se sont appropriées les réseaux sociaux ou les chaînes satellitaires sans maîtrise des règles de la communication ou de la langue.
Les marocains de France méritent autre chose. Ils attendent une mise à plat de cette inflation d’associations, une refonte du cadre contractuel qui les relie aux institutions de tutelle, une évaluation, par une autorité indépendante, de leur réel impact, une transparence sur leur financement, leur niveau d’indépendance, leur relation aux acteurs économiques et l’usage préalablement négocié de la promotion de la culture marocaine. Des gisements ignorés, qui attendent un signal pour s’investir, doivent être optimisés et incorporés dans une nouvelle stratégie soutenue par les autorités diplomatiques. Les élus franco-marocains et les hautes compétences, solubles dans les sphères économiques ou scientifiques, sont le segment oublié dans cette chaîne de valeur. L’objectif étant l’émergence de deux pôles référencés en Think Tank. Deux pôles qui évolueront séparément, chacun dans sa sphère de compétence, mais partageant un dénominateur commun : l’émergence d’un cercle franco-marocain discret, efficace et travaillant pour la défense des intérêts marocains auprès des autorités françaises, européennes et des ONG internationales.
Une telle démarche peut conduire au renforcement du niveau de crédibilité, d’efficacité et à la réhabilitation de l’image des marocains de France, ternie par ce flot de caricatures. Elle est également porteuse de valeurs ajoutées en terme production d’une intelligence réelle et d’un rayonnement politique du Maroc. Elle peut, enfin, servir de locomotive pour entraîner et soustraire la société civile marocaine de France enlisée dans la guerre des tranchées et objet de manipulations par les élus locaux, dans les banlieues sensibles, ou par les milieux d’affaires dont le principal objectif est de pérenniser les flux financiers des marocains du monde, qui souvent en paient le prix fort par l’auto appauvrissement et par le mythe du retour au Bled, alors que l’histoire va dans le sens de la sédentarisation définitive dans le pays où leurs enfants sont nés ,et, dont beaucoup en portent la nationalité et le marqueur culturel.
Que chacun assume sa responsabilité dans ce processus, dans ce tournant et dans cette nouvelle donne sociopolitique et culturelle. Les Marocains, de France ou d’ailleurs, méritent autre chose, attendent un signal pour redéfinir un nouveau pacte de leur marocanité, une vraie société civile responsable et une nouvelle stratégie pertinente des opérateurs économiques. A titre d’exemple en 2012 et à l’échelle mondiale, la diaspora algérienne transfert près de 1,9*milliards $ pour plus de 3,1 millions d’immigrés, la marocaine injecte prés de 7*milliards $ pour plus de 3,4 millions d’expatriés, alors que la libanaise vient en tête avec un transfert de plus de 7,5*milliards $ par moins de 2 millions de libanais installés hors du pays du cèdre.
* Source : IPMED 2013 - Paris
Dr.Youssef Chiheb
Professeur Associé, Université Paris XIII-Sorbonne
Auteur de "Manifeste de Indépendance du Maroc, Hommes, Destins , Mémoire"