samedi 23 novembre 2024 10:39

La réforme de l'enseignement supérieur au Maroc: un chantier inachevé

La réforme de l’université est un enjeu politique majeur, compte tenu de la crise systémique qui remet en cause son rôle, sa mission et sa place dans le contexte de la mondialisation. Au Maroc, comme ailleurs, l’université est confrontée à plusieurs défis de nature politique (renouvellement et pérennisation de l’élite), économique (impulsion du développement) et sociologique (ascenseur social). Elle ne peut plus aujourd’hui prétendre assurer la pérennité de ces fonctions motrices du progrès.

Jadis, bastion de l’opposition intellectuelle, référence de la connaissance, garante de l’accès égalitaire à la recherche scientifique, et enfin, un tremplin pour l’intégration professionnelle, l’université marocaine s’enfonce, au fil des années, dans une crise désormais structurelle. Ce sentiment est d’autant plus partagé par les experts, que les «sit-in» des diplômés chômeurs, ritualisés depuis des années en témoignent, la démotivation des enseignants-chercheurs, la colère des lauréats, et en arrière-plan un glissement de la protestation vers la sphère activiste liée aux mouvances contestataires. Au-delà du diagnostic de crise, l’objectif est de contribuer à l’élaboration d’un projet de réformes structurelles, pédagogiques et ergonomiques, sans modifier l’architecture actuelle, puisque l’université marocaine a adopté, depuis huit ans, le système «Licence-Master-Doctorat» (LMD).

De manière plus concrète, c’est la difficulté de la proposition de la transposition d’un modèle comparatif mis en œuvre dans les grandes universités européennes qui se fait sentir entre les lignes des réformateurs de tout bord. Ce modèle peut inspirer les décideurs et les enseignants à prendre le meilleur, le plus transposable et le plus adapté à l’université marocaine. Également, un tel projet doit faire l’objet de débat, d’explications en vue d’une réforme réalisable, loin des polémiques et des divergences idéologiques. Quelques éléments balises expliquent la crise de l’université marocaine, à partir de conclusions de diagnostics partagé par la communauté des enseignants chercheurs, par les étudiants et par les observateurs étrangers quant à la qualité de l’offre universitaire, à l’employabilité des diplômés et au positionnement  scientifique de l’université marocaine vis-à-vis du monde de l’entreprise.

Depuis plus d’une dizaine d’années, l’université marocaine, notamment dans ses filières dites «générales», enregistre un taux d’insertion professionnelle de plus en plus faible. La fonction publique (Éducation nationale, Intérieur, Administrations centrales, etc.) continue d’absorber plus de 30% des diplômés. Une intégration professionnelle dictée par l’urgence, basée sur une logique comptable, sous forme d’équivalent en unités budgétaires pour des postes mal profilés. Malgré la mise en place du LMD, qui privilégie davantage la mobilité et les passerelles inter disciplinaires, les filières d’enseignement général (lettres, langues, sciences humaines, filières scientifiques fondamentales...) continuent d’évoluer selon le modèle tubulaire. La dimension professionnelle n’a pas été structurellement mise en avant lors du passage au LMD.

Ainsi, plus des trois quarts des étudiants inscrits dans une filière donnée y restent de la première année de licence jusqu’à la dernière année du master, sans avoir, pour autant la possibilité de mobilité horizontale (d’une filière à l’autre) ou parcourtielle (de la recherche vers la formation professionnalisante). Pendant dix semestres constituant le parcours des Licences et Master, les étudiants n’effectuent qu’aléatoirement des stages dans le monde réel du travail (administrations, collectivités, opérateurs économiques, bureau d’études, etc.) Les étudiants sortent avec une formation triplement désarticulée : un socle de connaissance théorique dépourvu de rigueur méthodologique, de capacité critique et d’esprit de synthèse qui constitue la clé de l’employabilité. Un parcours universitaire sans obligation de stages obligatoires opérationnels favorisant l’employabilité et l’insertion professionnelle. Des cursus ne débouchant que peu sur un référentiel de métiers et ne passant pas par un sas professionnalisant. Des diplômes ne reflétant pas les prés requis universitaires. Le constat est largement partagé par les experts, chercheurs marocains ou étrangers. Les prés requis de base se nivèlent par le bas. Le nombre d’étudiants pouvant poursuivre leurs études en France a baissé de plus de 60%, et cela, indépendamment des contraintes liées à l’obtention des visas. Beaucoup de candidatures sont rejetées après examens des dossiers par Campus France.

Les filières générales disposent peu ou pas d’informations préalables en direction des étudiants, leur permettant une meilleure orientation, donnant plus d’éléments d’appréciation relatifs au parcours, aux passerelles et surtout aux débouchés professionnels, ainsi aux taux prévisionnels ou réels d’insertion professionnelle. Souvent les choix s’effectuent par défaut, par résignation et, en arrière-plan, par une idée reçue bien ancrée au sein de la communauté étudiante, celle qui consiste à l’intégration d’office dans les rangs de la fonction publique.

L’étudiant évolue, désormais, dans une perspective binaire : au mieux un futur fonctionnaire polyvalent, au pire, un chômeur enlisé dans le déclassement social. L’offre pédagogique dans les filières reste assez marquée par une vision académique, privilégiant les cours magistraux moins interactifs et sous forme de formatage épistémologique. Les étudiants se gavent de listes bibliographiques à étudier et des polycopies à avaler, sans avoir à mesurer ou à évaluer le «background» empirique. L’usage des techniques modernes de communication, comme l’approche interactive, les techniques du numérique, les groupes de travail et la mise en situation sont aléatoires. Beaucoup de formations intermédiaires (en Master) sont axées sur les filières de recherche, sans recours à des intervenants professionnels extérieurs. Les universités performantes sont celles qui mixent les équipes pédagogiques et nouent ou développent des partenariats publics privés. Ainsi les possibilités de passerelles co-élaborées, au profit des étudiants, sont quasi inexistantes. La transposition de la réforme LMD dans l’université s’est effectuée dans une logique «de mise aux normes des diplômes», moins portée sur l’arborescence au niveau des formations masterisées. En somme, un «mauvais copier coller» tant au niveau de l’architecture qu’au niveau des offres pédagogiques.

Sur une vingtaine d’années, le nombre de doctorats soutenus ou co-habilités avec des universités étrangères (France – Canada – États-Unis) a baissé de plus de 70%. Les enseignants chercheurs, servant d’interfaces entre l’élite marocaine et la recherche à l’international ne disposent que de peu de moyens ou d’accords bilatéraux pour tisser des partenariats scientifiques basés sur la mobilité et l’échange des expertises. En l’occurrence, un excès de repli face à la globalisation de la société de la connaissance. 

Enfin, et sans esprit de polémique ou partisan, le processus d’arabisation de l’enseignement universitaire se heurte à trois paradoxes. Tout d’abord, la grande partie des administrations et de la haute élite dirigeante parlent et pratiquent dans le quotidien le français. Le deuxième paradoxe se fait ressentir dans les filières d’excellence et donc de l’employabilité (École d’ingénieurs, Médecine, Commerces) où les cursus sont dispensés en langue française, et donc, mécaniquement «fermés» aux étudiants non francophones. Le troisième, moins visible, mais préjudiciable au renouvellement de l’élite du Maroc, est celui de la main mise des experts et consultants étrangers sur le processus de finalisation des politiques publiques ou stratégiques, alors, que les étudiants diplômés n’y sont pas éligibles ou formés pour relever ce challenge, faute de la maîtrise d’un pan de connaissance et un socle solide en langues étrangères, le français et l’anglais en l’occurrence.

Dr. Youssef Chiheb,

Université Paris XIII – Sorbonne

 

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