vendredi 22 novembre 2024 14:01

Daech et nous…

Même si personne n’avait imaginé la création d’un Etat islamique du Levant et de l’Irak par un groupe au départ très minoritaire, et imaginé la restauration par celui-ci de l’ancienne institution du califat (abolie par Atatürk en 1924), Daech et le califat d’Al-Baghdadi ne sont pas des épiphénomènes. Ce qui est en train de se produire est à prendre au sérieux, autant que le régime des Khmers rouges au Cambodge et la révolution islamique de Khomeiny en Iran. C’est un mouvement durable, que ne parviendra pas à éradiquer la coalition militaire internationale qui se met en place. Ils pourront tuer Al-Baghdadi, un autre calife surgira, car la possibilité de restaurer le califat est inscrite dans de nombreux esprits.

Le succès de Daech est le fruit d’un enchaînement d’événements, de circonstances, de politiques qu’on peut faire remonter au moins au partage du Proche-Orient par les accords franco-britanniques de 1916 (accords Sykes-Picot) au moment de l’effondrement progressif de l’Empire ottoman. Mais dans les imaginaires collectifs de ceux qui adhèrent à Daech, il y a aussi la mémoire des croisades, de siècles d’affrontements entre mondes musulmans et occidentaux ; la mémoire des entreprises coloniales depuis Napoléon en Egypte, jusqu’au traumatisme de la création de l’Etat d’Israël en 1948 sur une terre considérée comme musulmane, en passant par la guerre d’Algérie. Daech est nourri par un sentiment profond et ancien d’humiliation des peuples arabes par l’Occident.

Il est nourri, aussi, par le conflit, issu de l’histoire de l’islam, entre chiites et sunnites et qui a pris, ces dernières années, une dimension qu’il n’avait encore jamais eue (car, c’est la première fois dans l’histoire que les uns et les autres disposent de moyens financiers et technologiques aussi importants).

Il est nourri, encore, par le remplacement, ces dernières décennies, d’un islam traditionnel (qui était très encadré par diverses structures, institutions séculaires) par un islam wahhabisé ou celui des Frères musulmans. L’islam venu d’Arabe Saoudite, en particulier, grâce à l’argent du pétrole, grâce à la centralité concrète du pèlerinage aux lieux saints, grâce à Internet, a sacralisé tout une conception obscurantiste du monde, du rapport entre les hommes (et les femmes !) et entre les peuples. Plus modernes, moins obscurantistes mais tout autant sectaires et totalitaires, les Frères musulmans (à la fois adversaires et alliés des wahhabites) ont, finalement, servi un même dessein : la soumission des esprits à un islam totalisant et totalitaire.

L’Occident crie au «terrorisme», et des musulmans - Etats comme individus - leur emboîtent le pas. Mais Daech n’aurait pas ce succès s’il n’y avait pas une adhésion profonde de toute une partie des musulmans du monde (principalement du monde arabe) à ce qu’il représente. Le rêve de la restauration du califat a continué à habiter de nombreux esprits depuis 1924, à commencer par ceux de la confrérie des Frères musulmans.

Gouvernements de France, de Belgique, du Maroc sont complètement désorientés en constatant l’enthousiasme que suscite Daech dans une partie de leur jeunesse. On parle de quelque 500 jeunes partis de Belgique, de quelque mille jeunes partis de France, de plusieurs centaines d’autres partis du Maroc rejoindre les rangs des combattants de Daech. Parmi ceux partis de France, il y a, manifestement, un très grand nombre de «convertis», dont des jeunes qui sont passés du jour au lendemain du sandwich jambon-beurre au jihad ! Beaucoup parmi eux ont cumulé les échecs et sont pleins de ressentiments par rapport aux pouvoirs et institutions de leurs pays. Ils ont le sentiment que leurs vies ne sont pas respectées et ne servent à rien. Ils se mettent alors à désirer se mettre au service d’un grand projet de bouleversement du monde. A défaut de pouvoir «sauver» leur propre vie sur cette terre, ils choisissent d’en «sauver» d’autres, et de sauver leur vie pour l’éternité (la croyance au paradis et à ses vierges). Les mécanismes d’adhésion à Daech ne sont pas très différents de ceux qui ont fait choisir par d’autres, jadis, les révolutions marxistes, l’implication dans les groupes comme les Brigades rouges italiennes, la Fraction armée rouge allemande, ou encore les guérillas d’Amérique latine des années 1960 à 2000. Le messianisme marxiste-léniniste est remplacé par un messianisme islamique.

En face de la montée en puissance des comportements barbares, beaucoup de musulmans s’écrient : «Tout cela n’est pas l’islam !» ou encore, comme ces jours-ci sur les réseaux sociaux : «Pas en mon nom !». Ce n’est certes pas leur conception de l’islam, la manière dont ils vivent celui-ci dans l’intimité de leur cœur et en famille. Mais c’est néanmoins l’islam obscurantiste enseigné toutes ces dernières décennies dans la plupart des lieux de diffusion de la doctrine et de culture de la piété. Nulle part dans ces lieux - ou presque - on incite les gens à réfléchir, à mettre en œuvre leur esprit critique, à faire preuve de discernement. On leur inculque une «histoire sainte» de type merveilleux qu’on leur demande de prendre à la lettre sans considération pour les genres littéraires et les significations profondes, où aucune place n’est faite à la compréhension de l’importance et de la fonction des mythes fondateurs. La dimension historique de l’islam, les conditions de son émergence, ce qui l’a façonné dès ses origines est complètement ignoré, alors que sont sacralisés d’événements et des textes qui sont, en réalité, le fruit de contingences historiques où les enjeux de pouvoir et les intérêts égoïstes ont été prépondérants.

Ainsi, le seul moyen d’en finir avec la manipulation et la fanatisation des masses par les Etats non démocratiques et par les mouvements fondamentalistes, devra passer par l’acceptation du sens critique par rapport aux discours religieux, et par la prise de conscience qu’il faut combler le déficit d’histoire.

Rachid BENZINE islamologue et membre du CCME

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