A chaque séjour au Maroc, c'est le même sentiment étrange qui m'envahit, un sentiment de joie intense mélangé à de la nostalgie de l'enfance, des amis perdus de vue et ces rêves de jeunesse délaissés, où tout était possible, des rêves dissipés avec l'érosion du temps qui passe.
Le point de rupture est le départ vers la France au début des années 80, le bac en poche, nous étions quelques uns à faire la traversée de Gibraltar, direction l'université française, haut lieu de l'enseignement supérieur, du savoir et le berceau des valeurs universelles, On voulait démystifier nos rêves, qui ont tant hanté nos esprits d'adolescents, on a pas été déçus du voyage!
Un peu comme Léonardo Di Caprio sur le Titanic, debout sur la proue, qui ouvre ses bras en criant '' le monde m'appartient''. Comme le Titanic notre voyage a connu bien des naufrages...
D'abord, parce que la réalité est toujours plus cruelle que le rêve. Le froid, le déracinement, les aléas d'adaptation au système d'enseignement, les lacunes de la langue, les conditions matérielles difficiles. Les plus brillants d'entre nous avaient refusé l'échec pour mieux sombrer dans la révolution permanente.
A l'époque l'université française était très politisée: le gouvernement de l'union de la gauche venait d'accéder au pouvoir en 1981, pour la première fois sous la cinquième République, sous la présidence de François Mitterrand. L'extrême gauche, avec toutes ses composantes et ses idéaux de fraternité universelle, était omniprésente.l'UNEM ( Union nationale des Etudiants du Maroc) très active avec des réunions interminables où on passait plus de temps à se chamailler entre nous. On était de toutes la manifs de soutien à la révolution palestinienne dont les combattants opposaient une résistance héroïque au blocus de Beyrouth et aux bombardements de l'aviation israélienne pendant l'été 1982.
On était de tous les meetings, solidaires avec toutes les causes : réfugiés chiliens, iraniens ou turcs qui faisaient face à des juntes militaires. La guerre froide battait son plein, le mouvement pour la paix, proche du parti communiste français et noyauté par des éléments d'extrême gauche, affrétait des bus pour des rassemblements en Suisse, en Allemagne, à Paris afin d’exiger le désarmement et le démantèlement des missiles nucléaires en Europe occidentale. On y rencontrait avec amusement et une certaine admiration les derniers hippies qu'on avait l’habitude de voir dans les films américains, le slogan Peace and Love côtoyait les thèses de la violence de la révolution permanente.
C'était aussi le temps de ''la marche des beurs'' qui avait sillonné la France pour arriver à Paris en décembre 1983. Celle-ci permettra l'émergence de la deuxième génération issue de l'immigration maghrébine, nos premiers pas de la lutte antiraciste en France, avec quelques fois des affrontements physiques sur les campus face aux militants d'extrême droite, le GUD (groupe union défense) notamment. C'était aussi les premières rencontres avec la solidarité, la fraternité maghrébine et le début d'un long engagement pour beaucoup d'entre nous pour l'égalité des droits et la pleine citoyenneté.
Nous étions devenus de véritables révolutionnaires professionnels au détriment de nos études. On voulait changer le monde et on y croyait. C'était aussi le temps de l'amitié et les rencontres qui marquent, comme pour combler le fossé creusé par les ruptures familiales.
C'était une belle page de l’histoire de l'immigration marocaine, entre autres estudiantine, qui a impulsé de brillants futurs entrepreneurs et des leaders politiques dont certains occupent aujourd'hui des postes de premier plan.