dimanche 24 novembre 2024 23:36

Témoignage*: Mandela en Ontario

Mohamed BRIHMI Mohamed BRIHMI

J’ai suivi les obsèques de Nelson Mandela avec beaucoup d’émotions et de tristesse, mais aussi avec des moments remplis de joie et d’admiration. Ces dernières ont éveillé en moi les souvenirs d’une époque difficile dans ma vie de jeune militant; mais également des périodes de joie pour tout ce que Mandela m’a inspiré en termes d’espoir et d’aspirations.

Ce géant de l’humanisme m’a inspiré, comme des millions à travers le monde, à pardonner, à ne pas se nourrir de haine, à ne pas se laisser guider et s’enfermer derrière mes préjugés, à garder l’espoir et voir toujours qu’un jour meilleur est le résultat de notre sacrifice. Pour tout cela, son nom restera à jamais gravé dans notre mémoire collective.

J’étais dans un cours de français en 5e année secondaire (9e année en Ontario) lorsque mon professeur de français, Nathalie Fève, m’a donné comme devoir de faire une présentation en classe sur le racisme et l’apartheid. C’était la première fois que je me familiarisais avec la réalité de l’Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid ainsi qu’avec Nelson Mandela, l’ANC (Congrès National Africain) et la lutte acharnée contre ce régime fondé sur la ségrégation, le racisme et l’injustice.

Cette découverte m’a poussé davantage à m’intéresser à ce qui se passait autour de moi en termes d’injustices, d’inégalités et de corruption. C’était le début d’une période d’implication dans le mouvement estudiantin et le mouvement démocratique de gauche au Maroc. 

Prison

Il en a résulté un chapitre douloureux et pénible dans ma vie, dans celle de ma famille et de plusieurs jeunes de ma génération qui avaient cru et épousé les valeurs des droits de la personne, de la justice et de l’équité. Notre rêve et espoir étaient que le Maroc devienne un pays démocratique, juste, équitable, émancipé et prospère. 

À peine âgé de 18 ans, j’ai passé dix mois en détention, dont deux semaines au Commissariat central de Rabat, cinq mois au Centre de détention secret de Darb Moulay Cherif (Darb) et cinq mois à la prison d’Ain Bourja à Casablanca. Des endroits qui symbolisaient la répression et les années de plomb sous le régime marocain de l’époque.

Je suis loin de comparer cette expérience à celle d’autres amis et certainement pas à celle de Nelson Mandela, qui a passé 27 ans de sa vie dans l’ancienne île-prison de Robben Island. Cependant, passer cinq mois dans des conditions extrêmement pénibles avec les yeux bandés, les mains menottées, vivre enterré au sous-sol du Darb, torturé; sans pouvoir communiquer avec un autre être humain… et subir la torture régulière n’est pas un cadeau. C’était assez pour arracher en toute personne humaine tout espoir et rêve pour un jour meilleur.

Rencontre avec Mandela

Avec des dignitaires, des militants des droits de la personne et de l’anti-apartheid, des membres de l’ANC au Canada, j’ai fait partie du Conseil d’administration du Fonds Nelson Mandela pour les enfants et du Comité organisateur de la visite de trois jours de Nelson Mandela à Toronto. L’objectif de cette visite était le lancement du Chapitre canadien de ce Fonds charitable pour les enfants de l’Afrique du Sud et l’organisation d’une activité au SkyDome qui a vu la participation de 50 000 jeunes de 1000 écoles à travers le Canada le 25 septembre 1998.

BRIHMInMANDELAS Mohamed Brihmi

Une des choses qui je retiens de ce jour : avant de rencontrer les membres de notre Comité, Mandela avait eu une cérémonie avec les leaders des peuples autochtones pour qui il avait un grand respect. Ces derniers lui avaient offert ainsi qu’à sa femme Graça Machel une veste traditionnelle qu’ils se sont empressés de porter. Ensuite, Mandela a rencontré les membres de notre Comité avec qui il a pris une photo souvenir. Nelson Mandela a tenu à garder sur lui cette veste autochtone. Il l’a porté durant son discours et durant toute la cérémonie du SkyDome – cérémonie avec la participation, entre autres, des jeunes, du Cirque du soleil et de l’ancien Premier ministre du Canada Jean Chrétien et de l’ancien Premier ministre de l’Ontario Mike Harris.
Madiba a tenu à porter cette veste sur son costume bleu marine. Il ne l’a pas changé pour ses photos ou pour son discours devant les jeunes et les caméras de la télévision. Il a montré à ces leaders autochtones le respect qu’il a pour eux et pour leur héritage, leur culture et leurs aspirations. Il nous a montré ses grandes qualités de leader durant cette visite.
Vérité et Réconciliation

Une année après son élection comme Président de l’Afrique du Sud, une des grandes réalisations de Nelson Mandela fut la mise sur pied de La Commission Vérité et Réconciliation. 

Cette dernière a été présidée par son ami l’archevêque Desmond Tutu, récipiendaire du Prix Nobel de la paix en 1984. Son objectif principal était de panser les plaies de l’ère de l’apartheid, de permettre une réconciliation nationale entre les victimes et les bourreaux; et ainsi créer l’espoir d’une une nouvelle Afrique du Sud unie, où noirs et blancs vivront côte à côte dans le respect et la dignité.
Avec cette Commission, il a donné l’exemple de pardonner et rejeter la haine, la vengeance et la division. Plusieurs autres expériences ont été émulées dans ce domaine, dont l’Instance Équité et Réconciliation (IER) au Maroc, présidée par feu Driss Benzekri.

Je me rappelle de la soirée du 15 mai 2008 lorsque j’ai participé au lancement officiel du film Vérité et Réconciliation à Montréal. Ce documentaire, réalisé par Fadel Saleh, produit à Toronto par Médiatique et diffusé par TV5 à travers le monde relate mon expérience personnelle durant les années de plomb. 

Également, il porte sur mon implication dans l’expérience marocaine de l’Instance Équité et Réconciliation avec une participation de l’expérience de la Commission Vérité et Réconciliation de l’Afrique du Sud ainsi que celle de la Commission de vérité instaurée au Canada dans le contexte de l’affaire des pensionnats autochtones. 

Après la diffusion du film et lors de la période des questions, un des participants m’a demandé si j’avais été payé pour faire ce documentaire et comment je peux pardonner ou oublier toutes les souffrances que j’ai vécues? 

Je comprends qu’il peut exister des sceptiques et des personnes qui ne peuvent pas concevoir des gestes humains de générosité, d’oubli et de pardon. Je peux comprendre qu’il existe des personnes qui ne peuvent pas imaginer que le meilleur remède à la vengeance et à la haine, c’est le pardon. Toutefois, j’espère qu’ils peuvent refléter, voir et apprécier pourquoi une personne comme Nelson Mandela a sacrifié une grande partie de sa vie pour la dignité de son peuple et il est demeuré fidèle à ses idéaux.
C’est ainsi qu’il est devenu un exemple vénéré, non pas seulement pour son pays mais pour l’humanité.
Tourner la page
En conclusion, je réitère ce que j’ai écrit à l’IER et répété lors de ce lancement: je suis motivé en grande partie par l’envie de clore ce chapitre douloureux et pénible dans ma vie et celle de ma famille. 

Je veux tourner la page de cette période sombre de notre histoire, panser mes blessures non encore cicatrisées, et contribuer davantage au développement et à l’épanouissement de notre pays dans la sérénité, le respect et la dignité.

Mon souhait le plus ardent est que mon expérience et celles des autres victimes contribuent à nous prémunir à jamais, ici au Canada et partout à travers le monde de toutes les formes de violations des droits de la personne.

Mohamed BRIHMI 

Lire notre portrait

*Ce témoignage a été publié au journal l'express de Toronto

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