M.Alain Gresh n'est pas seulement journaliste, directeur adjoint du Monde Diplomatique (Diplo). Il est aussi, surtout, un intellectuel engagé. Ses livres, ses articles dans le "Diplo", son blog, ses tweets, suscitent toujours le débat, parce qu'ils s'intéressent à des questions brûlantes depuis près d'un siècle : le Proche-Orient, la Palestine plus particulièrement, l'islam et naturellement l'immigration en général et la musulmane en particulier. Le fait qu'il soit né en Egypte, qu'il y ait grandi et connaisse cette partie du monde, y est peut-être pour quelque chose. Mais, là encore on peut dire que cela ne suffit pas pour être un connaisseur aussi apprécié par le lectorat de gauche et de l'extrême gauche en France mais aussi dans de nombreux pays du monde en général, et arabes en particulier. Contrairement à d'autres "spécialistes", Alain Gresh n'est pas souvent invité par les médias mainstream " pour des raisons politiques" nous affirme-t-il : "avant c'était largement à cause de la Palestine, maintenant c'est l'islam : il y a un discours que l'on ne veut pas entendre". L'on peut être en accord ou en désaccord avec ses textes, sa pensée, mais M. Gresh est incontestablement un éclaireur, il nous pousse à réfléchir, à nous faire violence parfois, pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Dès 2004, dans son livre "l'Islam, la République et le monde", il soulevait des questions brûlantes et d'une déconcertante actualité. Parmi les interrogations de ce livre écrit trois années seulement après les attentats du 11 septembre et l'année même de l'assassinat, par un islamiste, du réalisateur -polémique- Théo Van Gogh : l'islam et sa "compatibilité" avec la démocratie, l'intégration des musulmans dans les sociétés européennes et celle du vivre ensemble en France. Les questions qui se posent pour la France valent pour tous les pays du vieux continent.
Dans cet entretien, il nous livre un regard lucide sur l'immigration en Europe en général et la musulmane en particulier.
Quel regard portez-vous sur le retour bruyant des extrêmes droites au sein des instances de décision européennes et cette tendance à associer l'islam à la présence d'immigrés en Europe ?
Ce qui me semble le plus notable c'est que le discours islamophobe que véhiculent ces partis n'est possible que parce que l'essentiel des partis politiques finalement adoptent le même discours. De manière moins extrémiste. Moins caricaturale, mais le discours islamophobe aujourd'hui a pénétré l'ensemble des partis politiques, y compris ceux de la gauche. Et cela est quelque chose de très inquiétant.
On peut dire que traditionnellement les formes de racisme étaient refusées par la gauche pour des raisons historiques, idéologiques, il est très difficile de se dire « de gauche et raciste » mais il est très facile de se dire de « gauche et islamophobe », parce qu'on dit nous ne sommes pas racistes, nous voulons simplement critiquer une religion. Alors que l'islamophobie ce n'est pas du tout la critique de la religion musulmane, cela va bien au-delà.
Ce qui semble avoir évolué de manière négative depuis dix ans, c'est que ce discours islamophobe, est maintenant très prégnant dans les forces politiques et cela se reflète d'ailleurs dans tous les sondages d'opinion. On est dans une espèce de spirale : les hebdomadaires savent que quand ils font une page sur l'islam, les caricatures du prophète ou sur je ne sais quelle action, ils sont dans une spirale démagogique des médias. Sur les sondages, je n'y accorde pas trop d'importance non plus : je sais très bien que c'est la manière dont est posée la question, les réactions sont différentes, mais on sent très bien quand même cette montée générale de l'islamophobie.
Il y a aussi une peur globale et il ne s'agit pas seulement de l'immigration. Ensuite quand vous regardez les informations, vous allez par exemple dans la même séquence trouver un incident avec une femme qui porte la burqa en France, un attentat au Mali et une déclaration d'Al Qaeda...Pour les gens tout cela c'est l'islam, cela rentre dans une espèce de globalisation de l'islam qui est très schématique qui fait aujourd'hui de l'islam l'ennemi de l'Occident. Et c'est très grave. Car, c'est en même temps un ennemi intérieur et un ennemi extérieur.
Il y a beaucoup de livres qui sortent en ce moment sur cette question. Elisabeth Schemla vient de sortir le livre « Islam l'épreuve française ». Dans une interview elle explique qu'il y a en France 3 millions d'islamistes. Je ne sais même pas ce que cela veut dire : s'agit-il de gens qui pratiquent, de terroristes ? Quand un lecteur français dis ça, pour lui les islamistes ce sont des terroristes. Et donc nous avons « un ennemi intérieur », une formulation qui n'a pas été adoptée depuis très longtemps.
L'année 2013 aura eu un goût assez particulier : des attentats à Boston commis par deux jeunes d'origine tchétchène en plein débat sur la réforme de l'immigration aux Etats-Unis, le meurtre d'un soldat britannique par des jeunes britanniques "d'origine africaine –subsaharienne-" parfaitement intégrés ont dit les médias, l'année dernière il y a eu en France l'affaire Merah, un jeune français "d'origine algérienne" lui aussi parfaitement « intégré »... Puis plus récemment avec la question syrienne, il est de plus en plus question de ces jeunes européens de confession musulmane qui partent combattre en Syrie et que certains « spécialistes de l'islam » ont appelé "les jihadistes de la troisième génération. Quelle est votre analyse de cette diabolisation de l'immigration à travers une religion ?
Il y a quelque chose de très dangereux dans ce concept de loup solitaire. Car, qu'est ce que cela veut dire concrètement ? Que votre voisin qui a l'air gentil et « civilisé » est capable de vous assassiner, parce qu'il est musulman. C'est vrai qu'il y a deux poids deux mesures sur la façon de traiter différents attentats : quand il y a eu l'affaire Breijvik, , ce que les médias mettent en avant c'est le caractère déséquilibré du personnage et non de son idéologie. Mais dès qu'on parle d'un musulman, on a l'impression qu'il y a une idéologie très précise.
Cependant, c'est vrai qu'aujourd'hui pour une partie des populations rejetées, marginalisées, l'islam apparaît comme l'idéologie de la résistance face à l'hégémonie occidentale. Olivier Roy, qui habite Dreux, raconte une jolie anecdote : « dans les années 70 sur les murs, il y avait écrit vive les Brigades Rouges. Vingt ans plus tard il y avait marqué vive Ben Laden ».
Et je pense que les gens n'étaient pas plus communistes et brigades rouges il y a vingt ans qu'ils ne sont Al Qaeda aujourd'hui. Simplement c'était une manière d'affirmer une opposition à un ordre international qui est perçu par les musulmans, il faut le dire, comme un ordre international qui assassine massivement en Irak, en Afghanistan, en Palestine. Et ce n'est pas une invention non plus. Le fait de dire que les Etats-Unis ont attaqué l'Irak, qu'ils l'ont détruit pendant dix ans et qu'il va mettre trente ans à se reconstruire, c'est une réalité, ce n'est pas un fantasme.
Donc il y a l'idée que ce qui se passe en Palestine et ailleurs, cela se fait avec la complicité occidentale. Et que l'on est même dans une attitude individuelle de révolte à laquelle on a tendance à donner une cohérence en se réclamant de l'islam. Mais, je dirais que comme pour toutes les religions il y a de multiples interprétations de l'islam et que 99% de la population, notamment des immigrants, vit de manière pacifique et désirent vivre leur religion et certains d'entre eux ne veulent même pas vivre en religion, mais en paix.
J'ajoute, que même quand les musulmans sont français, nés en France, de parents Français, ils ne sont pas considérés par la société, par l'Etat, comme Français : il y a une conduite discriminatoire à leur égard. Elle est à tous les niveaux : tout le monde sait très bien que si vous vous appelez Mohamed et que vous envoyez un CV, vous avez 10 fois moins de chance de trouver un emploi que Alain avec le même CV ; l'on sait aussi que les contrôles de police sont des contrôles au faciès qui touchent notamment des populations maghrébines d'apparence et africaine.
Il ya donc, une certaine forme de racisme d'Etat qui n'aide pas à ce que ces jeunes français se sentent citoyens français à part entière. Après chaque pays a ses spécificités.
Comment définiriez-vous un » jeune musulman» en France aujourd'hui ?
Pour moi, la définition d'un jeune musulman n'est pas claire. Nous qui sommes en principe dans une République (France) laïque nous allons dire que quelqu'un qui s'appelle Mohammed ou Fatima est un musulman, même s'il est athée. On lui impose une étiquette. Les actes type Merah sont naturellement terribles et il faut les combattre et ce rôle revient à la police, mais ne confondons pas cela avec l'islam.
Aujourd'hui l'islam est devenu une idéologie dans laquelle chacun peut justifier sa contestation : c'est regrettable, mais c'est comme cela. C'est comme à d'autres époques ce que le communisme a pu être pour les organisations terroristes, comme la Bande a Baader, une justification de leur action... Ensuite, ce que je dirais à un jeune musulman en France, c'est de se battre dans cette société pour faire changer les choses.
Ce combat ne doit pas être mené par les musulmans tous seuls, mais par l'ensemble des démocrates ; même si c'est difficile parce que la gauche s'est laissé gangrener par l'islamophobie : c'est un combat qu'il faut mener en commun, il y a des structures qui le font, des intellectuels qui se sont mobilisés, même s'ils sont très minoritaires.
La Suède a connu des émeutes de jeunes de banlieues, musulmans pour la plupart, fin mai dernier. Des évènements tout à fait singuliers dans un pays pourtant connu dans le monde comme LE model social par excellence. Quelle est votre analyse de ces évènements qui ont surpris le monde ?
Je dirais que l'un des phénomènes importants en Suède, et c'est lié aux politiques économiques, est que par le passé, les réfugiés vers les pays scandinaves étaient répartis à travers tout le territoire. C'était il y a 20 ans ou 30 ans ; il y avait une vraie politique pour ne pas créer de ghetto. Depuis environ dix ans, cette politique a été abandonnée, de ce fait il se crée des ghettos et des foyers de tension dans lesquels la police joue un rôle très important.
Ce qui m'a frappé en Suède, c'est comment les policiers traitaient les manifestants avec des qualificatifs racistes inimaginables par rapport à l'image qu'on se fait de la Suède. Dans la plupart de ces pays, il faut aussi souligner de la dimension sécuritaire du traitement de l'immigration : cela a tendance à radicaliser les jeunes, à cause de la chasse au faciès, aux contrôles sans arrêt, les insultes...qui ont à faire à la police d'un Etat « colonial ». C'est cela qui est très durement ressenti par les jeunes. Mais, j'insiste sur le fait que la dimension économique est aussi importante, car bien sûr que l'immigration pendant les années trente et quarante était par certains aspects différente.
Toutefois ce qui a permis d'intégrer les vagues d'immigration à travers l'histoire, c'était aussi le travail. Aujourd'hui avec les politiques néolibérales, telles qu'elles ont été menées, nous sommes dans l'installation d'un chômage de longue durée qui favorise la ghettoïsation, l'enfermement ; qui peut aussi être un terrain favorable à des organisations intégristes, bien que je n'aime pas le mot, ou développer leur influence.
L'on n'entend que très rarement la parole de Alain Gresh dans les médias audiovisuels français par rapport aux questions de l'immigration et de l'islam. Est-ce un choix personnel ?
Je ne refuse pas, mais, il faut d'abord que ce soient des émissions où on ait le temps de parler. Si je ne suis pas souvent invité, c'est pour des raisons politiques. Avant c'était largement à cause de la Palestine, maintenant c'est l'islam : il y a un discours que l'on ne veut pas entendre. Sur la Palestine, je dirais que ce n'est pas le fait que l'on ne veuille pas entendre parler des palestiniens, mais un discours qui dit clairement que ce n'est pas une lutte égale entre deux peuples qui se partagent une terre, mais une lutte entre un occupant et un occupé.
Quand vous écoutez et regardez les médias, on vous dit il faut un Etat palestinien à côté d'Israël, il faut éliminer les extrémismes des deux bords...Pour moi c'est un cadre d'analyse qui n'est pas audible. Et je dirais que pour l'islam, c'est paradoxalement encore moins audible que la Palestine. Ce que je dis sur l'Islam en France, est qu'il y a une vraie islamophobie qui a gangrené tous les partis politiques en France: je rappelle qu'avant la victoire du président François Hollande, la gauche a obtenu pour la première fois dans l'histoire de la Vème République la majorité au Sénat. Le premier projet de loi que le Sénat a adopté c'est une loi qui interdit aux nounous de porter le voile chez elles. Et on ne se rend même pas compte à quel point c'est absurde et dangereux.
Aujourd'hui on mélange la laïcité à toutes les sauces, même quand il s'agit d'égalité entre femmes et hommes. Je pense bien entendu que le combat des femmes pour leurs droits est décisif mais cela n'a rien à voir avec la laïcité. La République laïque en France n'a donné le droit de vote aux femmes en France qu'en 1945, il a fallu encore 20 ans pour qu'une femme puisse ouvrir un compte en banque sans l'autorisation de son mari!...On est vraiment dans une espèce de confusion inquiétante, c'est un mélange d'ignorance et de parti pris.
On ne peut s'entretenir avec M.Alain Gresh, sans parler de l'Egypte, votre pays natal. Quelles sont vos impressions de l'Egypte post révolutionnaires?
Si vous voulez le succès de la révolution, que ce soit en Tunisie ou en Egypte, est relativement facile, car cela crée l'illusion suivante : nous sommes passé d'un régime autoritaire vieux de cinquante ans à une démocratie sans problèmes. Nous avons mis en France 200 ans à bâtir une démocratie qui est très imparfaite et on ne peut pas demander aux égyptiens et aux tunisiens de construire une démocratie parfaite en deux ans.
Ensuite, moi, ce qui me semble essentiel dans ces deux pays, c'est que ce sont des sociétés plurielles, c'est à dire qu'il y a des courants qui se réclament de la laïcité, d'autres de l'islam et chacun de ces courant est divisé: entre les salafistes et les frères musulmans il y a de grandes différences et c'est cela l'enjeu de ces batailles. Pour cela il faut qu'il y ait un compromis historique entre l'ensemble des forces, qu'elles se mettent d'accord sur un cadre politique commun sinon c'est le chaos.
Je ne crois pas du tout au risque d'une islamisation de l'Etat pour une et mille raisons: non pas parce que les frères musulmans n'en voudraient pas, mais parce que ce n'est pas possible, ni pour la société égyptienne, ni pour la tunisienne et que ce clivage qui donne l'impression qu'il y a une espèce de guerre de civilisation entre les laïcs et les islamistes me semble absurde et ne pas refléter la réalité.
Il faut que cette société accepte, et c'est l'une des avancées qu'ont permis les révolutions arabes, n'est pas une société uniforme, qu'on n'est plus à la période du colonialisme où il fallait unir toute la société contre le colonisateur. Il y a une diversité et en même temps on appartient tous à la même société. Et si on veut éliminer une partie, comme on entend parfois les laïcs dire "il faut éliminer les islamistes", c'est le retour à la dictature. Et l'inverse est aussi vrai. Il ne peut pas y avoir de construction de société sans la participation de toutes les couches et de tous les courants idéologiques.