Lilya Ennadre est la fille de la réalisatrice marocaine Dalila Ennadre. Cette jeune actrice en herbe, qui vit et travaille en France, est aussi la dépositaire du précieux leg artistique de sa mère, une série de films documentaires puissants, engagés, résolument humains, primés dans de nombreux festivals internationaux. Lilya Ennadre, qui est à l’origine de cette tournée hommage à sa mère disparue il y a bientôt cinq ans, nous invite à découvrir ou à redécouvrir sept des plus grands documentaires de la réalisatrice grâce à une tournée rétrospective qui a commencé le 7 novembre et qui se poursuit, en sa présence et celles d’amis proches de Dalila Ennadre jusqu’au 14 décembre dans tous les instituts français du Maroc et dans quelques salles de cinéma. Un événement initié par Laya Prod (structure de production et de distribution lancée par la cinéaste en 2019, dirigée aujourd’hui par Lilya Ennadre) et soutenue par le Conseil de la Communauté Marocaine à l’Étranger (CCME), par la chaîne de télévision 2M , par la Fondation BMCI, partenaire officiel de l’Institut français du Maroc ainsi que par Culture Plus Conseil.
- Comment est née l’idée de la tournée au Maroc consacrée à la rétrospective de la réalisatrice Dalila Ennadre
Pour marquer les cinq ans de sa disparition, j’avais une envie, une envie vitale de lui rendre hommage à travers une rétrospective de sept de ses films documentaires, pour continuer de faire vivre et transmettre son précieux héritage. Commencer cette tournée au Maroc tombait sous le sens quand on connaît le lien viscéral qui la liait à son pays d’origine.
C’est particulièrement fort et touchant pour moi, sa fille, de témoigner de l’énergie impressionnante qu’elle déployait pour donner le meilleur d'elle-même dans son travail malgré sa maladie qui l'a particulièrement diminué les deux dernières années avant sa disparition. J'ai eu l'occasion de voir l’énergie incroyable qu’elle puisait à chaque retour au pays à la rencontre des gens simples, modestes. De belles rencontres puissantes où réside l’essence même du message social et humanitaire de ses documentaires.
Pour concrétiser mon projet, je suis d'abord entrée en contact avec Reda Benjelloun directeur des magazines d'information et du documentaire à 2M qui m'a orientée vers Ina Pouant et Shanti Amblard de l’Institut Français du Maroc. Elles ont été réceptives et très enthousiastes et ont donné rapidement leur accord pour se lancer dans le projet.
- Pourquoi vous avez jugé important d’être au cœur de cette tournée et de vous investir autant ?
C’est pour moi une manière d' exprimer ma gratitude à ma mère, de la remercier pour l’héritage précieux qu’elle m’a transmis. Ses films sont autant de leçons de vie pour moi. Raviver sa mémoire et la raconter m'aide à entretenir mon lien avec elle. C’est la résonance du souvenir qui fait que la personne reste dans les esprits, vivante.
- Qu’est ce qui caractérise, selon vous, les films de Dalila Ennadre et qui fait qu’ils sont toujours d’actualité et touchent autant le public marocain qu' étranger ?
Elle était de tous les combats, présente là où elle pouvait capturer une parole et aider à faire entendre une voix et pourquoi pas rendre justice. Mais elle le faisait avec une justesse, une délicatesse qui donnaient beaucoup de force à ses films.
Grâce à son engagement personnel, son empathie et sa pudeur, elle a réussi à s'immerger dans la vie et le quotidien des personnages de ses films tout en restant derrière sa caméra. Elle était forte, toujours à l’écoute et dans la présence et son travail se basait sur le respect de l’autre.
Elle avait l'art et l'intelligence d'allier dans son travail la puissance et la délicatesse. Elle ne s’imposait pas, elle se mettait à l’écoute ; attentive et en retrait, pleinement consciente de l’importance de sa démarche et de la valeur de l’autre, et c'est ainsi qu'elle était également dans sa vie de tous les jours, soucieuse de sortir la lumière de celui qu’elle écoutait ; soucieuse de s’effacer pour donner la parole à l’autre dans le film. Son cinéma touche un public qui dépasse les frontières du Maroc parce qu’elle était universelle dans sa façon de voir le monde. Elle était juste dans sa façon d’aborder tous ces sujets universels et intemporels : l’humain, la femme, le marocain, le pauvre...
- Vous avez grandi entourée d’une mère et d’un père cinéaste. Qu’est ce qui a marqué votre enfance et votre jeunesse?
Ma mère était quelqu’un de très pétillant, pleine d’humour. Notre quotidien était marqué par beaucoup de partage et d’ouverture sur l'autre. Nous avions une philosophie de vie, nous étions très proches. Elle était ma confidente.
Je suis aussi très admirative devant le parcours, la combativité et la pugnacité de mon père. Mes parents sont une source d'inspiration pour moi.
- Que vous a transmis principalement Dalila Ennadre sur le plan humain mais aussi professionnel ?
J’ai beaucoup appris de ma mère et de sa grande humanité. Elle qui était universelle dans sa façon de voir le monde. Professionnellement j’aimerais pouvoir, comme elle, combiner une grande exigence dans mon travail avec une grande humilité dans ma vie de tous les jours.
- Vous êtes très jeune mais vous portez sur vos épaules une lourde responsabilité, celle de perpétuer la mémoire et le travail de votre mère à travers Laya Prod mais aussi à travers des actions comme cette tournée. La préservation et la transmission de ce leg sont-elles votre choix ou le souhait de votre mère où les deux à la fois ?
La dernière chose que ma mère a faite avant de nous quitter c'était de me désigner présidente de son association de production et de distribution de films : Laya Prod. C’était une façon pour elle de remettre son héritage cinématographique entre mes mains. Un héritage que je m'emploie à préserver et à partager avec les autres avec beaucoup de motivation, d’enthousiasme et de désir. Je suis une passionnée de son cinéma comme elle et je partage les valeurs et les combats qu’elle défendait au travers de ses films.
- Je sais que vous avez suivi une formation d’actrice et que vous avez déjà campé des rôles au petit et au grand écran, qu’est-ce qui vous a donné l’envie de vous embarquer dans le monde du cinéma et de l’acting ? Votre mère y est-elle pour quelque chose ?
Indéniablement. Elle était habitée par son œuvre en permanence, et bien sûr comme beaucoup de réalisateurs, le sujet était présent dans son quotidien, ses pauses repas et ses conversations avec ses proches.
Elle s’endormait avec des idées plein la tête et se réveillait avec des résolutions pour un nouveau projet. Nous passions beaucoup de temps à observer le monde, la vie, les gens...c'était sa manière à elle de nourrir ses réflexions sur le film en cours ou sur ses films à venir. Mon père, qui est aussi cinéaste, consacre, lui aussi, sa vie à filmer les luttes qu’il défend, à filmer le monde qui l’entoure. Alors depuis toute petite je suis habitée en permanence par ce désir de cinéma et le désir de raconter des histoires.
- Vous avez fait partie de l’équipe qui a finalisé le documentaire posthume de votre mère sur Jean Genet. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
L'une de mes grandes peurs c’était que le film ne ressemble pas à Dalila Ennadre. Elle m’en avait tant parlé, et elle savait intimement et très précisément ce qu’elle voulait. Mais lorsque j’ai vu la version finale du montage, j’ai eu des frissons, des frissons de soulagement: C’était bien son film, le film dont elle rêvait. Je l’ai sentie très présente à ce moment-là, à côté de moi...heureuse.
« Jean Genet notre père-des-fleurs » est un dialogue entre les vivants et les morts, une réflexion sur l'au-delà. Il pose la question universelle suivante: Que faisons-nous de nos douleurs? et comment en faire une force pour continuer à vivre debout? Je peux dire que ce film d'une grande poésie m’a accompagnée dans mon cheminement de deuil. Grâce à ce film, j'ai compris que la mort n’arrête pas la vie et n’arrête pas l’amour. Je remercie toutes les personnes qui ont permis à ce film de voir le jour.
- Êtes-vous tentée de marcher dans les pas de votre mère et de vous lancer dans la réalisation (documentaires ou films) ? Avez-vous déjà des projets dans ce sens ?
Ce n’est qu’en mai dernier, au quatrième anniversaire de sa disparition, que m’est venue l’envie brûlante de réaliser un film biographique sur sa vie. Un film qui raconte comment elle s’est retrouvée derrière la caméra. Je suis très admirative de son parcours, de sa ténacité, de sa façon de voir le monde. J’ai envie de lui faire ce cadeau, elle qui a passé sa vie à mettre en lumière la vie des autres.
- Sur quels projets télé ou cinéma travaillez-vous actuellement ?
Le mois prochain, je pars en tournage en Bretagne pour un long métrage. C’est une satire sociale et politique qui interroge la notion de l'identité, entre ouverture et repli sur soi. Je ne peux pas en dire plus pour le moment… j’espère pouvoir annoncer un autre film bientôt.
- Avez-vous déjà été approchée par des réalisateurs marocains pour des rôles et aimeriez-vous jouer dans des films marocains ? Ressentez-vous l’appel du pays aussi fort que le ressentait Dalila Ennadre ?
Je n’ai pas été démarchée pour l’instant, mais je suis très désireuse de m’engager dans des créations cinématographiques marocaines par fidélité comme ma mère à mes racines, je suis aussi très inspirée par certains films marocains récents, tant par les sujets qu’ils abordent, que par la force des propositions artistiques qu’ils donnent à voir.
- Quels sont vos rêves et vos projets pour l’avenir ?
J’ai comme projet artistique de m’emparer à mon tour de la question du deuil. J’aimerais partager mon expérience de la mort qui n’arrête pas la vie, un message d’amour, de résilience et d’espoir. J’aimerais participer en tant que comédienne au développement du cinéma maghrébin. Je veux interpréter des rôles de femmes arabes, puissantes, fortes, drôles et rebelles qu’on ne voit que timidement au cinéma. Ces femmes qui défient les codes et refusent d'entrer dans le moule et qui ont le cœur rempli de poésie, comme ces femmes que ma mère nous dévoile dans ses films. Je rêve de dépasser les frontières du Maroc et d'élargir la tournée consacrée à la rétrospective des films documentaires de ma mère à un maximum de pays, afin que ses films prennent toute leur dimension, une dimension universelle.