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Catherine Delcroix, une sociologue de l'immigration

mercredi, 29 mai 2013

Comme tout sociologue, Catherine Delcroix fait du travail de terrain: elle observe la société et en fait une analyse. Il est évident que dans toute étude, quelle que soit sa nature, il y ait une part de subjectivité. Car dès lors que l'on choisi tel ou tel autre objet d'étude et dans ce cas, un échantillon bien précis, celui de l'immigration, il y a forcément du "moi", donc un parti pris. Même Pierre Bourdieu, l'un des sociologues les plus connus et brillants du XXème siècle avait une vision de la gauche de la gauche de la société et de ses objets d'étude. Catherine Delcroix a fait un choix, celui de la question migratoire en Europe.

Lorsqu'elle évoque son ouvrage « Ombres et lumières de la famille Nour » elle nous affirme qu'il s'agit d'une "étude scientifique, mais aussi d'une aventure humaine". Dans le livre en question, que le Conseil de la Communauté marocaine à l'étranger (CCME) devrait prochainement traduire en arabe, la sociologue raconte son immersion durant dix huit ans au sein d'une famille marocaine établie depuis trente ans dans une cité en France.

 

Catherine Delcroix est professeur de Sociologie à l'université de Strasbourg et membre du Laboratoire Cultures et Sociétés en Europe (CNRS).

Dans votre ouvrage « Ombres et lumières de la famille Nour » il est essentiellement question du rapport entre la mémoire d'une famille qui a connu les étapes d'un parcours caractéristiques de la migration et celle de l'Histoire de l'émigration.

C'est en effectuant des enquêtes approfondies[1]auprès de 200 familles (50 d'origine marocaine) vivant en situation précaire dans des « cités » de villes françaises[2] et européennes que j'ai découvert l'importance accordée par certains parents- pas tous -au fait de transmettre des éléments de leur propre histoire à leurs enfants, afin de leur donner des repères socio-historiques et ainsi des éléments de compréhension de leur situation actuelle. Il s'agit en fait d'une pratique éducative, parfois élevée au rang de véritable stratégie. Ces repères historiques sociaux et moraux donnent une « sécurité ontologique » aux enfants, propice à un investissement dans la réussite scolaire.

Les transmissions intergénérationnelles impliquent un très gros effort de travail sur les évènements biographiques et historiques. Certains parents choisissent le silence, leurs enfants sont alors livrés à eux-mêmes. C'est à eux que revient le fait de se construire des repères d'autant plus que la société française ne parle pas et ne légitime pas les rapports de la France avec les pays du Maghreb.

Quelle est la démarche méthodologique qui vous a conduite à suivre une famille pendant dix-huit ans ? Cette immersion durant toutes ces années au sein d'une famille d'immigrants vous a permis de suivre l'évolution d'une famille d'immigrants de l'intérieur. En lisant votre « livre-enquête », on ressent une grande empathie vis-à-vis de l'objet de votre étude, pensez-vous être restée objective ?

Pour comprendre comment des familles ayant migré depuis les pays du Maghreb vers la France faisaient face aux difficultés liées à la précarité : chômage, manque chronique d'argent, discriminations... et élevaient leurs enfants, j'ai mis en place une démarche méthodologique fondée sur la reconstruction d'historiques de famille. Ceux-ci (ces histoires de famille) sont reconstitués à partir du recueil d'entretiens biographiques croisés auprès de plusieurs membres (parents, enfants) d'une même famille. Les questions ont été posées de manière à permettre à toutes les personnes interviewées de se raconter d'abord en tant qu'enfant, ce qui permet à l'individu de mobiliser des informations sur son passé à propos de sa famille d'origine. Chacune des personnes interviewées pouvait, à travers ses souvenirs et les évènements de sa vie de petit garçon ou de petite fille, montrer comment il ou elle avait construit son rapport à chacune de ses sociétés d'appartenance, ainsi que son rapport à sa génération, à celle de ses parents, et à celle de ses enfants.

Ces recherches se sont fondées en partie sur la méthodologie de la « biographical policy evaluation »[3], que l'on peut traduire par « évaluation biographique des politiques publiques ». Il s'agit de témoignages biographiques recueillis pour mettre en évidence les forces et les faiblesses des politiques publiques en ce qui concerne leurs effets sur la vie quotidienne. Un des aspects traités était les équilibres familiaux. Parents et enfants ont été interviewés séparément et ensemble. Il s'agissait de reconstituer des « historiques de famille » et les étapes de la vie de ces familles.

D' autre part, je me suis aussi fondée sur une étude de cas inscrite dans la durée[4], celle d'une famille marocaine installée en France depuis plus de trente ans. Ces parents, les Nour, venus du Maroc et installés en France, ont eu huit enfants, six garçons et deux filles. Il m'a paru intéressant d'approfondir l'étude de cette famille, qui partageait avec beaucoup d'autres des situations liées à la précarité et au parcours migratoire. Je les ai rencontrés à de nombreuses reprises depuis près de dix-huit ans. Il s'agissait pour moi d'ajouter, aux résultats de mes autres enquêtes, de l'observation dans la durée. J'ai pu ainsi faire comprendre la complexité de leur vie quotidienne, et mettre à jour leurs stratégies de résistance face à la pauvreté et aux difficultés qu'ils rencontrent.

En les suivant on découvre que rien n'est figé. C'est le cas par exemple des rapports conjugaux des parents. Quand le mari, Amin, après un grave accident du travail qui l'empêche définitivement de retrouver un emploi, annonce qu'il prend une seconde femme au Maroc, la famille est sur le point d'exploser ; mais le dialogue entre les parents s'amorce. Djamila, que la bigamie de son mari fait souffrir, semble à terme s'être renforcée dans son rôle de mère et d'épouse, et révélée comme une personne socialement très active. Depuis ce moment, sous l'impulsion de Djamila (la mère) et de Leïla, chaque incident est discuté, réfléchi. Les solutions naissent de ces débats.

Le lecteur qui entre dans l'intimité de chacun des membres de cette famille se rend compte que contrairement aux idées reçues, les Nour - comme d'autres familles qui vivent des situations similaires - ne sont ni « assistés », ni « incapables d'éduquer leurs enfants ».

L'histoire des Nour est à la fois unique et collective. C'est parce que j'avais gagné leur confiance en tant que chercheure et en tant que femme - comme le dit Leïla, la fille aînée des Nour, dans la lettre qui est incluse dans le livre - que cette famille maghrébine a accepté « d'expliquer sans retenue ses différentes relations (qu'elles soient bonnes ou mauvaises) avec le corps médical, judiciaire, professoral.. » (p. 243). En c'est en allant au plus près des personnes et en croisant leurs témoignages avec beaucoup de sources sociologiques, historiques et juridiques que l'on tend à l'objectivité.

Comment ce livre sur les Nour et vos autres travaux permettent-ils de saisir la question des générations, et des rapports entre les générations, qui traversent ces familles ouvrières émigrées du Maghreb en Europe ?

La question des générations se pose de façon particulière au sein des familles immigrées. Il y a chez elles une distance assez considérable entre les situations et les expériences vécues par les parents d'une part, par les enfants d'autre part. Mais dans le même temps, chacune de ces deux générations constitue ce que nous appelons en sociologie une génération historique : ils sont des centaines de milliers à avoir vécu ensemble un même événement historique, une même expérience (mais très différente évidemment pour les parents et pour leurs enfants) et à être conscients de partager cette expérience, leur expérience, avec ces centaines de milliers d'autres. Cela crée une distance forte entre ces deux générations historiques, qui introduit des difficultés de communication et de compréhension.

C'est pour cela que au sein de la seconde génération nous avons observé de profondes différences entre ceux à qui leur père, leur mère, ont raconté leur propre histoire, et ainsi expliqué comment et pourquoi ils avaient été conduits à émigrer ; et ceux à qui on n'a rien dit, ceux (et celles) qui ont grandi dans le silence, le non-dit, la perplexité.

Face à la diversité des dynamiques intra-familiales, le travail du sociologue me semble être d'identifier, à travers l'observation de nombreux cas, des processus traversant de nombreuses familles ; et les pratiques, les stratégies, les "cours d'action" mis en œuvre en leur sein pour tenter d'orienter ces processus dans le bon sens.

La question des rapports entre frères et sœurs par exemple est potentiellement présente dans toutes les familles qui ont des enfants des deux sexes. J'ai tenté dans mes travaux de dégager le cadre commun des rapports de genre au sein des fratries tel qu'il découle de la situation de famille immigrée d'un pays du Maghreb vers la France. La distance entre les modèles de rapports de genre entre ces deux sociétés est assez forte, et ne peut qu'engendrer des tensions et des dynamiques.

L'approche "structurelle", qui saisit les cadres collectifs mais ne se donne pas les moyens d'observer la diversité de ces dynamiques interactives, doit se doubler d'une autre approche, centrée sur les actions et interactions au sein des familles, sur leurs dynamiques évolutives.

On en a un exemple dans la théorie de la reproduction développée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, qui s'en tient aux conditions objectives et aux cadres sociétaux (l'appareil scolaire, les rapports de domination entre classes sociales...) (Bourdieu, Passeron, 1970). Ce mode de théorisation a amené ces auteurs à caractériser par défaut les familles "des classes populaires" comme ne disposant d'aucun des trois principaux types de "capital" : capital économique, capital culturel, capital social. On peut ainsi tenter d' "expliquer" l'échec scolaire, mais pas la réussite scolaire, qui semble une exception échappant aux déterminations sociales ; or selon leurs propres critères, une théorie qui n'explique qu'une partie des phénomènes ne tient pas.

Les familles immigrées sont effectivement - pour la plupart - dépourvues de ces ressources objectives que Bourdieu et Passeron désignent comme "capitaux" ; mais elles possèdent ce que j'ai proposé d'appeler des ressources subjectives. Ce sont par exemple des qualités morales de courage, de ténacité ; des qualités intellectuelles de réflexion, d'analyse, et de planification stratégique ; des qualités psychologiques de communication et de compréhension de l'autre. Les pères ont fait l'expérience risquée de l'émigration dans une société inconnue - très différente de ce qu'ils imaginaient...- et de ses épreuves ; les mères ont dû s'adapter à un environnement très différent de ce qu'elles connaissaient, et faire un travail considérable sur elles-mêmes. Les ressources subjectives qu'ils et elles ont été forcés de développer les aident à élever leurs enfants. Si certains d'entre eux, malgré les obstacles nombreux, réussissent à l'école, et d'autres dans d'autres voies, c'est que leurs parents ont réussi dans la communication et en interaction avec eux à ce que se développent en eux des ressources subjectives.

Y'a-t-il d'autres familles Nour que vous êtes en train d'étudier ou êtes-vous passée à autre chose ? Si oui, de quelle nature sont vos travaux et ont-ils un lien  avec le Maroc

Lorsque, en tant que sociologue spécialiste de l'émigration maghrébine en Europe, j'ai commencé à m'intéresser aux activités transnationales[5] des Marocaines émigrées à Bruxelles et à Strasbourg- un sujet qui n'avait guère encore été étudié – j'en ai très rapidement trouvé nombre d'exemples ; et une sorte de configuration ou pattern m'est très vite apparu. La plupart des activités (transnationales) des Marocaines émigrées semblaient s'effectuer dans un cadre associatif et se centrer sur des questions de santé, de scolarisation, d'aide aux plus défavorisés : bref de développement humain, au Maroc aussi bien que dans le pays d'accueil ; et les buts visés étaient manifestement altruistes[6].

Ces premières rencontres m'ont donné très envie de poursuivre l'enquête. Mais il fallait en restreindre le champ afin de pouvoir concentrer l'attention sur un petit nombre de cas et les étudier en profondeur, par cette approche socio-anthropologique que j'ai déjà souvent mise en œuvre avec succès. Il s'agit d'une démarche de terrain de type « ethnographie multi-sites » consistant à suivre de près les acteurs, à tenter de comprendre ce qu'ils font et comment ils le font, dans quels contextes sociétaux et à partir de quelles situations personnelles ; mais aussi à chercher à remonter en généralité, à partir d'une série variée d'études de cas, pour découvrir, analyser et comprendre des processus d'ensemble concernant plus largement la société étudiée.

J'ai donc choisi de centrer ma recherche sur les associations de Marocaines émigrées qui, à Bruxelles et à Strasbourg (deux villes où vivent de nombreux Marocains) - œuvrent de façon bénévole à améliorer les conditions de santé au Maroc. Le choix de travailler sur la santé correspond au fait que dans le cadre de l'Initiative de Développement Humain lancée par le roi Mohammed VI en 2005, il a été décidé d'étendre la couverture médicale de base à l'ensemble de la population. Comme l'application de cette réforme se heurte à un grand nombre de difficultés, la société civile, les ONG internationales et les associations transnationales se mobilisent pour contribuer aux côtés des autorités sanitaires à la réussite du RAMED. Comme le souligne un membre important de la Fondation Lala Selma : « Nous avons une vision nationale sur la santé. La fondation élabore un plan de lutte contre le cancer pour les dix ans à venir. C'est un plan qui permet de normaliser et standardiser les dépenses. On ne construit pas un monstre pour répondre aux besoins de la population. On part des idées et des actions d'associations comme Dar El Ward une association de Marocaines de Bruxelles). Elles jouent un rôle de catalyseur comme dans une réaction chimique. »[7] Ce qu'elles y font ne peut être pensé que dans le contexte de l'effort considérable du pays pour développer et améliorer le fonctionnement du système de santé, ainsi que la prise en charge collective du coût parfois très élevé des soins médicaux.

La suite du travail d'enquête permettra de montrer comment à partir de deux pays européens (la France et la Belgique) se fédèrent des actions favorisant la mise en œuvre d'une sécurité sociale qui devienne accessible à tous. Ce sont aussi les liens de solidarité entre l'Europe et le Maroc qui sont ainsi renforcés.

1Tout d'abord, une recherche financée par la Caisse Nationale d'allocations familiales consacrée aux « enjeux prioritaires et types de conduites des familles populaires face à la précarité »qui m'a permis de rencontrer dans la durée (1994-1998) plus de trente familles sur un même quartier. En 2000, j'ai mené pour l'Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI) une étude dans deux quartiers d'une ville de la région parisienne sur les stratégies de prévention que les familles construisent pour prévenir les risques de passage à la pré-délinquance de leurs enfants de 9 à 13 ans. Entre 1999 et 2003 j'ai été responsable de l'équipe française qui travaillait sur le projet européen BETWIXT, « Households in precarity. Case histories from deprived neighourhoods in six european countries » dirigé par Daniel Bertaux.

[2] Catherine Delcroix, « Des récits croisés aux histoires de familles », Current Sociology/Sociologie contemporaine, n°43, 1995 ; « Les parents des cités : la prévention familiale des risques encourus par les enfants », Les Annales de la Recherche Urbaine, n°83-84, 1999 ; « Discrédit et action collective. La lutte d'une association de « pères musulmans », in Emmanuelle Lada et alii, Faire figure d'étranger. Regards croisés sur la production de l'altérité, Paris, Armand Colin, 2004. (dir) « Opération de rénovation urbaine de l'agglomération drouaise. Etude exploratoire. Méthodologie de participation des habitants » UVSQ, Versailles, 2008

[3] U. Apitzsch, L. Inowlocki, M. Kontos: "The method of biographical policy evaluation". In: Ursula Apitzsch and Maria Kontos (eds.) Self Employment Activities of Women and Minorities. Their Success or Failure in relation to Social Citizenship Policies. Wiesbaden: VS Verlag für Sozialwissenschaften, Springer Science and Business Media

[4] Catherine Delcroix, Ombres et lumières de la famille Nour. Comment certains résistent face à la précarité ?, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 3me édition augmentée, 2013

[5] A la suite de Fibbi et d'Amato (2008 :8), j' entends par activités transnationales, « les activités déployées par les migrants impliquant au moins deux pays, incluant des activités entre le pays de résidence et le pays d'origine et/ou des ancêtres, ainsi que les activités menées dans les pays tiers, quel que soit le degré d'implication des co-ethniques » Si les recherches sur ce thème se sont pour l'instant concentrées sur trois sphères, les sphères économique, socioculturelle, et politique, je propose ici de concentrer l'attention sur la sphère du développement humain, dont la principale branche est la question de la santé, et plus précisément, de la lutte contre le cancer

[6] Par contraste avec les activités de type économique, dont la forme typique d'organisation n'est pas l'association ASBL mais l'entreprise à but lucratif, et dont le but recherché n'est pas d'ordre altruiste. Ce qui n'empêche pas les activités transnationales d'ordre économique de contribuer au développement du pays d'origine, mais par d'autres voies.

[7] Catherine Delcroix, Daniel Bertaux, « Les activités transnationales des femmes immigrées : l'exemple d'une association de Marocaines de Bruxelles, Revue Européennes des Migrations Internationales, (REMI), -Volume 28, n°1, 2012, pp. 85-105.

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