dimanche 24 novembre 2024 01:25

Amoureux transit

Le plasticien Mohamed Bourouissa guide «Libération» dans l'exposition d'art contemporain «J'ai deux amours» à la Cité nationale de l'histoire de l'immigration.

Qui n'en veut de la patate chaude ? La Cité nationale de l'histoire de l'immigration, projet droitiste, est un lieu par nature piégé. Elle possède un fonds d'art contemporain. Qu'y met-on dans ce corbillon ? Artistes immigrés ? Enfants d'immigrés ? Travaillant sur l'immigration ?

Les deux premiers, c'est un peu embêtant, car on est tous un peu fils d'immigrés. Dans ce cas, quelle différence avec «la Force de l'art» ? Ou alors, c'est «artiste étranger» qu'il fallait dire, et appeler ça «Based in Paris», comme Berlin l'a fait l'an passé.

La troisième option n'est pas terrible non plus. L'art contemporain ne se définit-il pas comme déplacement, exil, etc. ? Isabelle Renard, chargée de mission pour cette collection, se tire tout en élégance du problème dans la préface du catalogue, dégainant d'abord Agamben sur le contemporain, pour finir par marteler que «c'est la question de la représentation qui est en jeu ici» et la «manière de voir». Elle met le politique sous les ordres de l'esthétique, et non le contraire.

Matelas. On a lancé la patate chaude et le jeune prodige Mohamed Bourouissa, né en Algérie en 1978, a bien voulu la rattraper. On connaît ce plasticien entre autres pour sa série photographique Périphéries (2008) ou son film Temps mort (2009), exploration du rapport entre l'artiste et un ami prisonnier par l'intermédiaire de vidéos téléphoniques. Il a bien voulu servir de guide à Libération pour

«J'ai deux amours».

Il arrive avec la Haine de la démocratie de Rancière à la main. Ce garçon finira mal. On discute immigration, renversement de perspective en trente ans : «On est passé de "Faut les aider" à "Faut

les virer"», s'amuse-t-il. La collection réunissant les pointures actuelles de l'art, Bourouissa connaît à peu près le travail de tout le monde. Méthode de visite : «Il faut essayer l'art.» S'asseoir devant les vidéos pendant quelques minutes. Se jeter sur les matelas de Shen Yuan (Trampolin 1 2 3 4 5, 2004). Parfois, Bourouissa vous colle directive ment devant une vidéo, le casque sur les oreilles. C'est The

Mapping Journey Project (2008-2011) de la Franco-Marocaine Bouchra Khalili, née en 1975.

Des migrants tracent au feutre sur une carte leurs trajets. On ne voit que la main, le feutre, on entend

la voix, on inspecte les hésitations, les remords (comme on dit en peinture). On risque une interprétation : «L'espace devient mental.» Mohamed Bourouissa approuve : «Grave.» On se sent

vieux. «C'est une question de posture. Intellectuelle et physique.»

Et lui-même trace son propre parcours à l'intérieur de l'expo, développant son esthétique à l'occasion d'autres artistes. Par exemple Malik Nejmi, dont s'expose ici El Maghreb, série photographique de 2006 sur son père et une exploration du Maroc inconnu. Zéro folklore, «c'est le corps dans une situation difficile à renouer» qui plaît à Bourouissa.

«Les œuvres qui posent quelque chose, qui disent "c'est là"», qu'on aime ou pas ce qui est montré, ou la façon dont c'est montré.

Plus loin, il se passionne pour l'évolution de la photographie et d'une certaine idée du migrant depuis vingt ans. Documentaire sur la misère sublimée d'un côté, ôtant la gêne ; photographie plasticienne dans la gueule de l'autre : Bruno Serralongue avec ses tentes de SDF dans les bois de Calais (série Abris, 2006-2008) d'où l'homme est absent, Mathieu Pernot (dont un bout de l'archiconnu Grand Ensemble de 2000-2006 est ici accroché) avec les Migrants de 2009, corps bâchés sur des bancs, eux aussi exclus de l'image. Devant ces odalisques d'un genre nouveau, en légère plongée, Mohamed

Bourouissa a l'oeil direct : «Quelle hauteur de regard je prends ? C'est ça, la question.» De toute façon, il faut que le regardeur, ses intentions, ses doutes soient palpables dans le résultat. Thomas Mailaender avec sa série Voitures cathédrales (2004), voitures chargées pour l'exil (vélos, chaises, matelas), réussit à «transcender l'aspect historique».

Un peu avant, il avait posé cette esthétisation comme préambule : «L'immigration n'est pas une problématique, c'est un acquis. Elle fait partie de la réalité qui inspire l'artiste.» Ni plus ni moins.

Passant devant les Images d'Alger de Karim Kal (né en 1977), il les dépasse justement, se rappelle

une série de lui qu'il avait exposée au 59 Rivoli, à Paris, en tant que co-commissaire (avec Nabila

Mokrani). C'était «une nature morte avec des préservatifs laissés au bois de Boulogne comme des champignons» intitulée Bois.

Image d'identité. Du balcon de l'expo, on aperçoit Zon-mai (2007), installation chorégraphique de Sidi Larbi Cherkaoui et Gilles Delmas. Mohamed Bourouissa aime beaucoup cette cabane formée d'écrans de projection, géante, impénétrable, sur les faces de laquelle on voit plusieurs danses qui s'agencent et se défont dans le temps. Une façon pour lui de «s'émanciper de la frontalité photographique de la vidéo. On obtient une identité non territoriale. Ou peut-être une identité territoriale non matérielle.» Il y a essentiellement des photos à «J'ai deux amours».

Qu'est-ce que cela nous dit de la politique du lieu ? «La photographie porte des éléments de reconnaissance de l'autre. Ce n'est sans doute pas anodin s'il n'y a pratiquement pas d'installations ici.»

Raison pour laquelle la photo est un peu de l'histoire ancienne pour Bourouissa, ou une histoire à détourner. «Quelle fonction j'ai par rapport aux gens qui sont mes modèles, c'est ça qui m'intéresse.

Je leur donne des images. Ça produit une relation.» Il s'est aperçu que beaucoup d'entre eux utilisaient les photos qu'il avait prises d'eux sur leur profil Facebook, comme image d'identité. «Du coup, je fais des captures d'écrans avec les coms que leurs amis ont postés sous la photo. J'ai commencé ce projet,

une photo + des coms. J'aime expérimenter avec les gens. L'œuvre, c'est cette expérience, faite aussi de hasards.»

Qui n'en veut de la patate chaude ? La cité nationale de l'Histoire de l'immigration, projet droitiste, est un lieu forcément piégé. Elle possède un fonds d'art contemporain. Artistes immigrés ? Enfants d'immigrés ?

Travaillant sur l'immigration ? Les deux premiers, c'est un peu embêtant, car on est tous un peu fils d'immigrés. Ou alors, c'est «artiste étranger» qu'il faut dire, et appeler ça «Based in Paris», comme Berlin l'a fait l'an passé. La troisième option, c'est pas terrible non plus. L'art contemporain ne se définit-il pas comme déplacement, exil, etc. ?

Isabelle Renard, chargée de mission pour cette collection, se tire tout en élégance du problème dans la préface du catalogue, dégainant d'abord Agamben sur le contemporain, pour finir par marteler que «c'est la question de la représentation qui est en jeu ici», «manière de voir», mettant le politique sous les ordres de l'esthétique et non le contraire.

J'ai deux amours. La collection d'art contemporain de la Cité nationale de l'Histoire de l'immigration. Palais de la Porte Dorée 293, avenue Daumesnil, 75012. Jusqu'au 24 juin. Rens.: www.histoire-immigration.fr

6/1/2012, Eric Loret

Source : Libération

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