jeudi 4 juillet 2024 08:25

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Que faut-il penser de la binationalité?

La France post-1789 défendait l’égalité entre les Hommes. Porteuse d’un certain esprit de modernité, elle voulait permettre à des personnes aux origines et religions diverses de vivre ensemble. Remettre en cause la binationalité en s’appuyant sur le concept "une seule nation une seule culture" reviendrait à réfuter cet esprit. Réaction de Raphaël Liogier, directeur de l’Observatoire du Religieux et professeur de sociologie à Sciences Po Aix.

En quoi la conception de la citoyenneté dans la France post 1789 est-elle conforme à "l’esprit de modernité"?

La révolution française a fait de la France un Etat où on pouvait vivre ensemble avec des origines et religions différentes, protégé juridiquement. La France post-1789, c’est l’esprit de la modernité, c’est la diversité des modes d’expressions possibles sur un même territoire, dans un même espace. Or, le principe de la nationalité c’est effectivement que la Nation est la référence aux ancêtres, aux racines, au sang, à l’ethnie … C’est donc contradictoire de la modernité, puisque la modernité est justement l’idée que l’on peut avoir différentes origines ethniques, sociales, culturelles, religieuses et vivre avec cette espèce de package sans mettre en cause les autres. Lorsque la nationalité est fondée sur l’unicité de culture, ce que l’on a tendance à entendre aujourd’hui dans le discours, elle est en contradiction avec l’idée même de République… Si tant est que la République soit l’expression de la modernité ! Ce principe de nationalité est exactement l’inverse de la citoyenneté, qui est justement le droit de cité, de fait ce fameux droit subjectif, c’est-à-dire le droit d’exprimer sa subjectivité : le droit d’être ce que je suis parce que je le suis, avec tout ce qui va avec, c’est-à-dire mes croyances, mes appartenances, ma famille, ma langue. Tout ce qui fait ce que je suis. C’est le droit d’exercer ma citoyenneté quel que soit justement ce que je suis, dans la mesure où je ne remets pas en cause le mode de vie, la conception du monde des autres. Au siècle des lumières, une des idées centrales était de faire référence au citoyen, parce que les citoyens étaient "égaux" entre eux dans l’antiquité grecque. Si les citoyens grecs constituaient une élite, au XVIIIe siècle et en 1789 on employait cette notion de citoyen pour l’appliquer à tout le monde : "Nous sommes tous au même niveau." La citoyenneté post-1789, c’était l’idée d’être citoyen et pas seulement national. On passait dans un monde moderne.

Le concept "une nation = une culture" trahit donc cet esprit de modernité...

Il y a eu à mon sens trois niveaux de trahison de la modernité : Kant, par exemple, donne une des interprétations de la modernité : on libère la connaissance de la connaissance de l’absolu. C’est la rationalité, l’âge adulte de la civilisation. La science est libre de faire toutes les recherches qu’elle veut, mais à côté de cela, elle doit justement laisser la liberté à toute la multiplicité des actes de foi sur l’absolu, puisqu’elle ne peut pas juger de l’absolu. La rationalité est une conséquence de la modernité, mais elle devient l’expression d’un mode de vie, une tradition imposée par le haut, alors qu’elle devrait être au service de la multitude de modes de vie possibles. Cela devient du rationalisme et ce rationalisme devient une tradition qui s’impose à tout le monde. On est obligé d’être rationaliste, on est obligé d’être positiviste, de ne pas croire en Dieu etc. C’est le niveau scientifique de la trahison de la modernité. Prenons l’aspect économique : le fait que le travail devienne scientifiquement réparti, qu’il y ait le Fordisme, le Taylorisme, la division scientifique du travail et même le travail à la chaîne… C’est un moyen non pas de valoriser le travail, mais de faire en sorte qu’on ait de moins en moins à travailler. Or, quelle image évoque en nous spontanément la modernité sur le plan économique ? J’imagine une usine avec des gens qui travaillent à la chaîne ! Au niveau politique, l’idée de la modernité était de constituer ce fameux espace politique où tout le monde peut s’exprimer quelles que soient ses différences en raison même de droits subjectifs dont il est titulaire. Une partie de la modernité s’est traduite par ce que j’ai appelé le républicanisme et qui a pu se traduire aussi par le nationalisme en Allemagne avec Hitler par exemple. Au nom de la modernité, Hitler a pu s’appuyer sur des thèses darwiniennes, de la supériorité des espèces.

Pouvez-vous préciser votre pensée?

Les thèses darwiniennes sont une conséquence de la modernité, mais si on les détourne et si on les considère ensuite comme étant la définition de la modernité, on finit par entrer en contradiction avec l’essence de la modernité. Du point de vue de l’esprit de modernité, plus précisément du droit subjectif qui permet justement à chacun d’être comme il est, la supériorité d’une espèce sur une autre est inconcevable. En France, le républicanisme s’est appuyé sur l’idée de rationalité scientifique appliquée à l’Etat, à la laïcité. La laïcité est devenue une sorte de laïcisme de combat voulant transformer la société etc.

Y a-t-il un facteur religieux dans la distinction entre nationalité et citoyenneté?

Il y a lutte entre l’idée de nationalité et citoyenneté. Par exemple, lors de la guerre d’Algérie, l’Etat Français avait distingué nationalité et citoyenneté : la nationalité impliquait des devoirs, pour les Algériens parce qu’ils étaient arabes et musulmans. La citoyenneté concernait seulement les ressortissants nés dans l’hexagone ; ce qui est quand même un peu injuste il me semble! Patrick Weil le montre bien dans son livre "Qu’est-ce-qu’un Français ?". A l’époque déjà, un conflit couvait sur cette espèce de différence entre nationalité et citoyenneté (la citoyenneté française était alors la pleine nationalité qui permettait d’exercer tous les droits civiques: égalité fiscale, droit de vote). Ce sont au fond les Français qui l’ont le plus exploité en Algérie quand ils ont distingué nationalité et citoyenneté. Mais à un moment donné, il y a eu des Algériens à qui on a expliqué que l’Algérie était un département français et qui se sont dit "nous pouvons demander la citoyenneté française."

Le tribunal administratif leur a répondu d’une manière qui est encore à l'oeuvre dans l’inconscient collectif actuel des français: puisqu’ils étaient musulmans, ce n’était pas possible pour eux d’être en même temps français... L’islamité était incompatible avec la citoyenneté française. A la suite de cela, certains Algériens qui s’étaient convertis au catholicisme, sont allés en appel et ont dit, pour résumer, puisque nous nous sommes convertis au catholicisme et que le tribunal a dit en première instance que c’était pour des raisons religieuses, d’islamité, nous qui sommes catholiques, nous demandons la citoyenneté française. A ce moment-là, le tribunal administratif les déboute et la Cour d’Appel d’Alger leur répond que ce n’est pas possible, parce que lorsque l’on est né musulman, on reste toujours musulman. (1)

Cela rejoint, selon vous, le discours actuel...

Oui, tout à fait. C’est exactement ce que pense encore aujourd’hui dans son inconscient la plupart des français et ce qui à mon avis explique même le débat actuel. Nous sommes dans ce rapport très ambigu à l’islam et la résurgence de ce type de réaction.

(1) Cour d’Appel d’Alger (1903). Le terme musulman "n’a pas un sens purement confessionnel, mais il désigne au contraire l’ensemble des individus d’origine musulmane, qui n’ayant point été admis au droit de cité, ont nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu’il y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou non au culte mahométan."

16/1/2012, Propos recueillis par Sylvia Barsotti-Marty

Source: Le Monde des religions

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