dimanche 24 novembre 2024 02:01

Impossible est devenu français

Le 8 décembre 2011 fut un grand jour pour la sénatrice du Val-de-Marne Esther Benbassa, affiliée Europe Ecologie-Les Verts. Elle rapportait la proposition de loi visant à octroyer le droit de vote et l'éligibilité aux élections locales aux étrangers non européens résidant depuis longtemps en France. Une loi qui fait polémique depuis trente ans. Défendue dès 1981 par François Mitterrand, votée le 3 mai 2000 par l'Assemblée nationale, le Sénat de droite a toujours refusé de l'examiner. Elle a été adoptée ce 8 décembre, après un débat houleux, par un Sénat passé à gauche.
A 61 ans, Esther Benbassa, vice-présidente de la commission des lois du Sénat, enseigne à l'Ecole pratique des hautes études. Née dans une famille juive d'Istanbul, venue en France à 22 ans "par amour pour sa tradition de liberté", elle suit depuis vingt ans l'évolution des politiques d'accueil des étrangers. Elle n'a pas la langue dans sa poche et vient de publier un essai dérangeant, De l'impossibilité de devenir français (Ed. Les Liens qui libèrent). Nous l'avons rencontrée après que le ministre de l'intérieur Claude Guéant se fut félicité d'une chute de 30 % des naturalisations d'étrangers entre 2010 et 2011. Même si ces chiffres ont été gonflés pour des raisons électoralistes, excluant les mariages, une baisse de 25 % constitue une rupture historique. 108 275 étrangers ont été naturalisés en 2009, 95 573 en 2010, 66273 en 2011.
Comment le gouvernement est-il parvenu à une telle baisse ? En multipliant les lourdeurs administratives (il faut au bas mot un an pour réunir toutes les pièces légales, arriver avant 4 heures du matin dans les files d'attente, etc.), en accordant un pouvoir de veto aux préfets - "un pouvoir suspendu par le général de Gaulle à la Libération ", rappelle Esther Benbassa - et en durcissant les critères d'obtention de la nationalité française. Depuis juin 2011, en plus de devoir vivre depuis cinq ans en France, de s'acquitter de ses impôts, de prouver des attaches familiales, d'avoir un revenu régulier, de parler correctement le FLI (français langue d'intégration, niveau B1), l'étranger doit désormais posséder un certain bagage de "culture française", montrer une "autonomie matérielle" (un CDI, ou la connaissance d'un métier) et faire preuve de "moralité" (un délit mineur suffit à ruiner un dossier).
Qu'en pense Esther Benbassa ? D'abord, explique-t-elle, l'acquisition de la nationalité a toujours été vue en France comme un facteur d'intégration. Elle était considérée comme "un acte positif", qui changeait la vie du demandeur et enrichissait le pays d'accueil. "Aujourd'hui, tout est fait pour la décourager. L'analyse subjective des fonctionnaires l'emporte au gré des préfectures et des directives du ministère de l'intérieur. La naturalisation est pensée comme un mal. La France se referme sur elle-même." Elle en voit la preuve dans la "circulaire Guéant" du 31 mai, qui restreint les possibilités, pour les étudiants étrangers ayant fini leurs études en France, d'y rester pour travailler : "Selon une enquête de 2005, 17,5 % des postdoctorants étrangers formés en France et partis aux Etats-Unis ne rentrent pas. Avec ces dispositions, qui prendra le risque de venir étudier chez nous ?" Il a fallu que les étudiants manifestent, que les directeurs de grandes écoles et d'université protestent, que le Medef, dans Le Figaro Magazine, mette en garde contre "la fermeture du pays", pour que la directive soit assouplie début janvier.
Mais le mal est fait. Les préfectures, accablées de directives de défiance, bloquent les dossiers. Le 18 janvier, Esther Benbassa a lu au Sénat la lettre inquiète du patron d'une PME de Toulouse qui a dû licencier une jeune Algérienne diplômée d'un master en gestion, et formée par ses soins. Elle ajoute avec tristesse : "On sent chez cette droite un mépris des autres. Pourtant, beaucoup d'étudiants, d'artistes immigrés ont contribué à la renommée de la France, qu'ils soient venus de l'Est comme Marie Curie, Georges Charpak ; du Sud comme Picasso, Yves Montand, Coluche ; ou d'Afrique comme tant de musiciens, de sportifs. Aujourd'hui, Modigliani ou Zidane ne seraient pas naturalisés. Impossible est devenu français."
L'autre signe fort du refus d'intégrer les étrangers a été donné lors du tir de barrage de l'UMP contre la loi sur le vote local. Le ministre de l'intérieur s'est emporté sur Europe 1, le 27 novembre 2011 : "Très franchement, je n'ai pas envie de voir dans le département de la Seine-Saint-Denis, qui a une forte population étrangère, la majorité des maires devenir étrangers." Il s'agit d'une contrevérité. La proposition de loi votée au Sénat n'autorise pas l'élection au poste de maire, seulement de conseiller municipal. Le 7 décembre, Claude Guéant prophétisait que le projet apporterait des "tensions supplémentaires" entre Français et immigrés. "C'est comme s'il jetait de l'huile sur le feu", remarque Esther Benbassa. Au Sénat, François Fillon a dénoncé "un travail de sape d'un des fondements de notre République". Depuis, Nicolas Sarkozy en a fait un thème favori de ses interventions politiques.
Esther Benbassa le regrette. Elle a débuté son intervention au Sénat par cette citation : "J'avoue ne pas être outrageusement choqué par la perspective de voir des étrangers, y compris non communautaires, voter pour les scrutins cantonaux et municipaux. A compter du moment où ils paient des impôts, où ils respectent nos lois, où ils vivent sur notre territoire depuis, par exemple, cinq années, je ne vois pas au nom de quelle logique nous pourrions les empêcher..." Qui a tenu ces propos ? Nicolas Sarkozy en 2001 dans Libre (Laffont). Jean-Pierre Raffarin, Gilles de Robien, Eric Besson ont fait des déclarations semblables. Pourquoi un tel retournement ? Esther Benbassa est d'accord avec l'historien Patrick Weil, auteur en 1997 d'un rapport au premier ministre sur la politique de l'immigration : l'UMP agit comme s'il "fallait droguer l'opinion sur l'immigration", au lieu de s'en tenir à une politique dédramatisée, accompagnée de vrais projets d'intégration. Elle y voit un abandon des valeurs républicaines. Elle parle d'une politique "néonationaliste", "aux relents vichystes".
Que des étrangers durablement installés en France prennent part à la vie d'un conseil municipal lui semble "une bonne manière de les faire participer à la vie publique", de les intégrer. Une façon de les aider à devenir des "citoyens français". Un moyen efficace de faire échec au repli sur soi, au sentiment d'ostracisme comme au "communautarisme". Elle rappelle que le Danemark, l'Irlande, la Finlande, la Lituanie, les Pays-Bas, la Slovénie, la Suède, le Luxembourg, la Belgique et cinq cantons suisses offrent le droit de vote local à leurs résidents étrangers enracinés.
Pendant son discours au Sénat, Esther Benbassa a cité deux sondages récents : Harris Interactive donne 59 % de Français favorables au vote étranger ; BVA-Le Parisien, 61 %. Elle y voit le signe d'une évolution des mentalités. "Ces enquêtes montrent que 75 % des 25-34 ans acceptent la loi. La politique d'ostracisme envers les étrangers apparaît comme une affaire de vieux politiciens, coupés d'une France jeune plus tolérante, multiculturelle." Christian Jacob, le président du groupe UMP à l'Assemblée, conteste la forme de ces sondages. Lorsque la question posée précise qu'il s'agit du vote d'étrangers "non européens", "alors, affirme-t-il, les résultats sont diamétralement opposés". Jérôme Fourquet, de l'IFOP, questionne aussi ces résultats sur le site d'information Atlantico.
A ces critiques, Esther Benbassa répond qu'écarter de la vie publique les étrangers vivant et travaillant en France ne va pas dans le sens des principes européens consacrés par le traité de Maastricht de 1992, qui séparent citoyenneté et nationalité. Une personne étrangère résidant longtemps dans un canton, une commune, en est citoyenne. "La question, dès lors, dit-elle, n'est plus identitaire : "Qui suis-je ?", mais de politique locale : "Que faire ensemble ?"" Quant aux critiques sur les sondages, elle renvoie aux travaux du chercheur en sciences politiques Vincent Tiberj qui a analysé toutes les enquêtes d'opinion concernant le vote des étrangers depuis 1984. Ses analyses montrent qu'il existe, depuis vingt-sept ans, une progression constante d'avis favorables au vote de non-Européens, quel que soit le libellé des questions.
Esther Benbassa est arrivée en France à l'âge de 22 ans, pleine d'espoir. A Istanbul, son seul prénom suscitait des réactions de rejet. Juive. "Mon père vantait la grandeur de la France. "Elle a réhabilité Dreyfus !", disait-il. Il ne me parlait jamais de ceux qui l'avaient condamné. J'ai grandi dans ce mythe de la France tolérante, de Zola, des droits de l'homme. Ma préceptrice arménienne m'a appris le français et j'ai fait ma scolarité dans des écoles congréganistes francophones. Quand j'ai émigré en Israël, j'ai passé un bac français. Pour moi, la France représentait le meilleur de l'Occident. Liberté, égalité, fraternité, culture..."
Aujourd'hui qu'elle enseigne l'histoire du judaïsme moderne à l'Ecole pratique des hautes études, elle remercie la France accueillante, celle qu'elle idéalisait pendant sa jeunesse. Mais elle critique les courants nationalistes et racistes français, qu'elle a étudiés - l'antisémitisme pour commencer. Elle les retrouve exacerbés aujourd'hui. "La droite revalorise une mythologie dépassée, qui rappelle l'affaire Dreyfus, les années 1930, quand on parlait de l'étranger ou du différent comme d'un ennemi de l'intérieur. Hier, c'était le Juif ; aujourd'hui, c'est le Rom, l'Arabe ou le musulman. Depuis cinq ans, Sarkozy fait la course avec le FN sur l'identité nationale, ses ministres désignent des populations à la vindicte. Ils remettent en cause l'idée républicaine du vivre-ensemble. Ils ont fait sauter un tabou mis en place par le gaullisme. Ils ont remis en selle le Front national, l'ont légitimé. Voilà pourquoi il monte."
Mais, au-delà de la critique des discours, quelle politique migratoire défend-elle ? "Je ne dis pas qu'il faut ouvrir les frontières et naturaliser tous les étrangers. Je rappelle qu'une classe moyenne "d'origine immigrée" a émergé, s'intègre, et supporte de plus en plus mal d'être renvoyée à une image de fraude, de délinquance ou d'extrémisme. Il faut citer en exemple les réussites de l'intégration. Il faut les promouvoir pour construire une politique."
Esther Benbassa dérange à gauche comme à droite. Elle a critiqué la loi mémorielle sur le génocide arménien, demandant qu'on laisse les historiens travailler, tout en pointant "un mépris envers un pays musulman". Sur la défense d'une France de la diversité, elle trouve la gauche frileuse. Elle défend les statistiques ethniques, qui permettraient d'évaluer les discriminations envers minorités. Elle est partisane d'une "discrimination positive" volontariste, qui rééquilibre les disparités. Est-elle consciente qu'on va l'accuser de vouloir défavoriser les Français d'origine ? "Ce n'est pas promouvoir le favoritisme ou installer des quotas. Il s'agit de donner un coup de pouce à des gens défavorisés. Voyez ce qui s'est passé aux Etats-Unis avec l'affirmative action. Elle a permis à beaucoup de Noirs de faire des études supérieures, d'accéder aux responsabilités." Et de citer Montesquieu, comme elle l'a fait au Sénat : "L'amour de la République, dans une démocratie, est celui de la démocratie ; l'amour de la démocratie est celui de l'égalité."
29/1/2012, Frédéric Joignot

Source :Le Monde

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