Les chuchotements des élèves – filles et garçons mélangés – résonnent sur le haut plafond du hall d’entrée de la mosquée Al-Ihsan, à Argenteuil (Val-d’Oise). Des dizaines d’enfants se sont tirés du lit ce samedi matin pour assister à quatre heures de cours de religion et d’arabe. Sous les regards attentifs du président de l’association qui gère la mosquée, Abdelkader Achebouche, et du directeur de l’école, Mourad Khoutri, quelques retardataires se pressent. « La ponctualité et la rigueur, c’est important. En plus de la religion, on enseigne aussi le civisme et la discipline », insiste ce dernier. À 9 heures précises, les cours peuvent commencer dans les six salles de cours au premier étage du bâtiment.
Dans son bureau où parvient la rumeur assourdie des récitations du Coran, Mourad Khoutri, professeur de mathématiques dans un collège public voisin, présente fièrement un programme qui tient, pour chacune des deux matières, dans une grande chemise plastifiée. Sur sa table sont étalés les manuels, conçus spécialement pour des élèves non arabophones. En plus des chapitres sur les textes sacrés ou la tradition du Prophète, ils traitent des « bons comportements ».
Alors que « dans les écoles publiques, ça se dégrade », selon le président Abdelkader Achebouche, l’école d’Al-Ihsan veut former de « bons musulmans », mais aussi de « bons citoyens ». Au total, 970 jeunes élèves entre 6 et 15 ans, répartis sur six niveaux, et près de 200 adultes fréquentent ses cours dispensés le samedi, le dimanche et le mercredi matin par une quinzaine de professeurs.
Inquiétude de parents devant « l’acculturation possible de leurs enfants »
Aménagée dans un ancien garage Renault, la mosquée Al-Ihsan, la plus grande d’Argenteuil, est l’une de celles sur lesquelles s’est penchée une équipe de cinq chercheurs de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman (IISM), dirigée par Samir Amghar.
À la demande de l’ancienne Délégation à la prospective et à la stratégie créée par Michèle Alliot-Marie lorsqu’elle était ministre de l’intérieur, ils ont publié un rapport sur « L’enseignement de l’islam dans les écoles coraniques, les institutions de formation islamique et les écoles privées », que révèle La Croix. Long d’une centaine de pages, il dresse l’inventaire des différentes structures d’enseignement, avant de tenter une plongée dans une dizaine d’entre eux.
Premier enseignement, les écoles coraniques, presque toujours accolées à une mosquée, seraient fréquentées par environ 35 000 enfants et adolescents. « Leur nombre s’accroît rapidement dans la mouvance des nouvelles implantations de mosquées et parce qu’elles viennent compenser l’absence de prise en charge d’un “catéchisme” musulman par l’enseignement public », constatent les auteurs.
Elles répondent aussi, selon eux, à l’inquiétude de parents devant « l’acculturation possible de leurs enfants ». Les méthodes d’enseignement restent pourtant « très traditionnelles » – « mémorisation et récitation du Coran par cœur à raison de quelques heures en fin de semaine » –, et les enseignants presque tous des bénévoles.
Au passage, le rapport pointe le discours paradoxal de certains responsables qui affirment vouloir faire de leurs élèves « des citoyens exemplaires »… tout en entretenant des liens forts avec leurs pays d’origine, que ce soit par l’envoi d’enseignants ou par l’enseignement délivré. Mais au final, c’est bien « l’amateurisme » de ces institutions qui ressort du rapport, et donc le « décalage » avec la demande d’une partie de la jeunesse musulmane.
D’où le développement d’une deuxième catégorie d’institutions : les établissements confessionnels, qu’il s’agisse d’écoles primaires, de collèges ou de lycées. En 2010, lors de la rédaction de leur rapport, les chercheurs en ont dénombré neuf, accueillant environ un millier d’élèves, tous ouverts – à l’exception de la Medersa à Saint-Denis de La Réunion – dans les dix dernières années. Ils ont également constaté la « floraison des projets d’écoles primaires un peu partout en France ».
Pourquoi ce succès ? C’est le résultat de l’implication très forte dans ce secteur des Frères musulmans (via leur branche française, l’Union des organisations islamiques de France), « omniprésents comme porteurs de projets », et « boostés » par la loi de 2004 proscrivant le port de signes religieux ostentatoires…
Mais ces établissements répondent aussi à une demande communautaire « forte » : celle de parents issus des classes moyennes et désireux, surtout lorsqu’ils habitent les quartiers sensibles, d’échapper à l’enseignement public, et de mettre leurs enfants dans ces établissements qui assurent former la future « élite musulmane ».
Les fragilités sont nombreuses, financières notamment
L’établissement Al-Kindi, ouvert en 2008 dans un contexte très polémique à Décines (Rhône), dans la banlieue lyonnaise, en est une bonne illustration : de nombreux parents, « financièrement aisés et bien implantés dans la vie sociale et commerciale locale », se sont fortement mobilisés, séduits par « la dimension morale, religieuse » de l’établissement, « la discipline qui y règne et la qualité de l’enseignement dispensé ».
Là encore, les fragilités sont nombreuses, financières notamment. La seule issue pour ces établissements, observe le rapport, est la signature d’un contrat d’association avec l’État, comme l’a fait le lycée Averroès à Lille en 2009. Même si celle-ci est aussi synonyme de perte d’autonomie, voire de « banalisation », car le lycée doit alors « être ouvert à tous »… Le processus de « sécularisation » semble d’ailleurs déjà à l’œuvre dans ce prestigieux établissement : « La majorité des élèves ne suit pas le cours d’éthique musulmane », désormais optionnel, et « la majorité des élèves n’affiche pas de pratique religieuse visible ».
Parce que le retour au religieux concerne également les adultes, le rapport se penche sur ces « instituts supérieurs islamiques » apparus dès les années 1990 – une douzaine recensée, accueillant de 3 000 à 4 000 étudiants –, avec un double objectif : répondre à leurs « fortes attentes », mais aussi « au besoin urgent de formation de cadres religieux ».
Ambiguïté de certains discours
Si ces instituts – souvent dans la mouvance des Frères musulmans, mais aussi liés à la Grande Mosquée de Paris, ou fruits d’initiatives individuelles – ont permis « l’émergence d’un corps enseignant spécialisé, ayant suivi un cursus de formation pour partie ou totalement en France », ils butent sur des difficultés pratiques, ont constaté les chercheurs.
En particulier l’absence de tout partenariat avec une université publique, qui serait synonyme de reconnaissance des diplômes, mais qui s’explique par leur « positionnement » : ces instituts, regrette le rapport, n’accordent pas « une place suffisante aux apports de l’islamologie contemporaine, à l’exégèse historico-critique des sources, comme aux disciplines “non islamiques” profanes telles que la sociologie » et retiennent surtout une vision « dogmatique » de l’islam.
En conclusion, et parce qu’ils s’adressent au ministère de l’intérieur, les chercheurs s’interrogent sur la nécessité pour les pouvoirs publics d’accompagner cet essor de l’enseignement privé de l’islam en France.
Tout en soulignant son rôle intégrateur, sa contribution « à l’émergence d’une élite musulmane en France », ils n’en soulignent pas moins les « tensions et conflits » entre acteurs, mais aussi l’ambiguïté de certains discours (présentation des établissements scolaires comme « ouverts » et en même temps islamiques, mise en avant d’une « citoyenneté musulmane »…). « Ces modes de socialisation (…) peuvent conduire à des communautarisations très fermées », s’inquiètent-ils, plaidant – prudemment – pour une association élargie avec l’État, « source de fortes contraintes pour les établissements ».
13/3/2012, Anne-Bénédicte HOFFNER, avec Julien DURIEZ
Source : La Croix