L'économiste El Mouhoub Mouhoud analyse la place de l'immigration dans la campagne présidentielle. Selon lui, la thèse de Nicolas Sarkozy n'a pas été combattue par François Hollande.
L'immigration a surgi au cours de cette campagne présidentielle, comme par effraction, et ce thème rivalise désormais avec les questions financières. Comment le sujet s'est-il imposé dans le débat politique ?
El Mouhoub Mouhoud : Le vrai débat ne s’est pas imposé. L’alignement sur la thèse Sarkozy-Le Pen - « trop d’immigrés» - a empêché tout débat rationnel au profit de la stigmatisation. Le fait que la France soit classée parmi les derniers pays d’accueil des pays de l’OCDE n’a pas été souligné. Et évidemment, nous n’avons pas eu de débat sur l’efficacité économique d’une politique d’immigration.
L'immigration a été abordée à travers trois prismes principaux : le commerce de la viande halal, le parcours de Mohamed Merah et le poids des étrangers sur le chômage en France. Le débat sur l'immigration vous semble-t-il bien posé, faisant la juste part du symbolique et du factuel ?
E.M.M. : En l’absence de débat rationnel, on a soulevé les peurs habituelles. Le problème du logement, comme celui de l’aménagement du territoire avec les polarisations urbaines auxquelles nous assistons depuis 20 ans (superposition des inégalités territoriales, sociales et ethniques qui cache pourtant un mouvement d’intégration réellement en marche), ont été confondus de manière manipulée ou non aux échecs de la politique d’immigration ou au « trop d’immigrés ».
Certains aspects de l'immigration en France ont-ils été évités ? Par qui ? Pourquoi ?
E.M.M. : On a soigneusement fait exprès ne pas dire que la France n’est plus un pays grand pays d’accueil. En flux, l’accueil d’immigrés permanents se situe entre 160 000 et 180 000 personnes par an, lorsque l’on considère l’ensemble des personnes qui viennent s’y installer. En outre, si l'on raisonne en termes d’immigration nette, ce ne sont plus que 100 000 individus par an qui s'installent en France, soit 0,2 % de la population française. D’après les chiffres publiés par l’OCDE, la France présente l’un des taux d’immigration les plus faibles des pays de l’OCDE, soit deux fois et demi moins que la moyenne des pays de l’OCDE (0,67 %). Elle se place avec l’Allemagne juste avant le Japon, pays le plus fermé des pays de l’OCDE. L’Allemagne a néanmoins accueilli et continue d’accueillir trois millions « d’ Aussiedler » (rapatriés) depuis 1990 et a entamé un débat profond pour une ouverture régulée des flux d’immigration de travail. Elle reçoit aussi environ 300000 travailleurs temporaires, ce qui n’est pas le cas de la France.
S'agissant de François Hollande, sa proposition de consulter le parlement chaque année sur le nombre d'immigrés qui seront acceptés en France, ainsi que la régularisation sur la base des critères énoncés, sont-ils en rupture avec ce que prônait jusqu'ici la gauche ? Quelles différences avec la politique actuelle, tant sur l'immigration que sur l'intégration ?
E.M.M. : La politique française restrictive sur l’immigration de travail ne permet pas de répondre aux besoins de l’économie française. Selon les données de l’OCDE, les flux sont en effet trop bas pour l’immigration de travail, au nombre 20 300 en 2009, soit 11 % de l’ensemble des flux d’immigration permanente. Si l’on retire les migrations de libre circulation (envrion 50 000), c’est-à-dire 30 % des flux, il ne reste plus que les migrations familiales régies par les conventions internationales (84 000) soit 47 % des flux, les migrations humanitaires (8 700) pour 5 % des flux et autres (visiteurs…) pour les 7 % restants. Au lieu d’afficher clairement les besoins de l’économie, et d’y adapter les flux légaux entrants à ces besoins, pour des raisons de communication politique en direction de l’électorat sensible aux thèses populistes, l’immigration clandestine tient lieu de variable d’ajustement. De ce fait, une désinstrumentalisation de la politique d’immigration de travail devrait surtout passer par la création d’un organisme indépendant. A l’instar du Migration Advisory Committee britannique, il produirait annuellement un rapport sur les besoins de main d’œuvre et pourrait faire l’objet d’une discussion au parlement. De ce point de vue cela serait une rupture avec la politique actuelle.
S'agissant de Nicolas Sarkozy qui a proposé un référendum et une réduction puissante du nombre d'entrants, propose-t-il une nouvelle rupture, idéologique et administrative, avec son premier quinquennat ? Quels effets pouvez-vous deviner, sur l'immigration et sur l'intégration ?
E.M.M. : Contrairement au piège dans lequel le débat public a été enfermé volontairement par la majorité, le problème de l’efficacité des politiques d’immigration n’est pas entre fermeture ou ouverture. Ce tabou avait déjà été cassé à juste titre par le président de la république actue, dans les premiers mois de son mandat. De fait, la régression de la position du Président, ces trois dernières années, est évidente. Inefficacité économique et inéquité sont les deux caractéristiques de la politique d’instrumentalisation de la question de l’immigration : circulaire Guéant, décision de réduire l’immigration de travail de manière arbitraire et non fondée économiquement... Résultat : les plus qualifiés ne viennent pas en France et se dirigent vers le Canada, les Etats Unis ou le Royaume Uni, qui vont gagner la course à l’attractivité des compétences et des talents.
Avez-vous été sollicité par un des candidats à l'élection présidentielle, directement ou indirectement ? Sur la foi de son expression publique, comment jugez-vous les propositions de Nicolas Sarkozy ? Et celles de François Hollande ?
E.M.M. : J’avais été sollicité au cours des primaires socialises pour alimenter le débat par les organes de réflexion proches de la gauche. Mais, depuis, le débat sur cette question a disparu. Le silence tient lieu de position. Sarkozy peut continuer à instrumentaliser le débat, sans contradiction majeure, sur le diagnostic comme sur l’évaluation de sa politique d’immigration somme toute inefficace et inéquitable.
11/4/2012, Daniel Bernard
Source : Marianne