Chez Moki, on est barman, musulman et républicain de père en fils. Français d'origine algérienne, Parisien toute l'année. A quelques jours de l'élection présidentielle, on est surtout mal à l'aise, une nouvelle fois saisi par le sentiment d'être montré du doigt.
"Est-ce qu'on est musulman ou laïque, Algérien ou Français? Franchement, ce sont des questions qu'on ne se pose pas. J'en ai marre qu'on ait encore à y répondre", lâche Mohand, dit "Moki", 28 ans, gérant du bar du même nom incrusté depuis des décennies rue des Vignoles, dans le populaire 20e arrondissement de Paris.
Lui, avec sa barbe de trois jours, son regard noir et ses T-shirts presque moulants, est avant tout attaché "aux services publics, à la laïcité, au respect des autres, à la République". Il ne se reconnaît pas dans une "communauté musulmane" estimée à plus de 4 millions en France à laquelle, "oui" il appartient sans aucun doute, mais qui ne résume pas "qui" il est.
Le 21 mars, il a compris qu'il lui faudrait encore longtemps se justifier, s'excuser, se démarquer. Ce matin-là, la France bouleversée par les assassinats de militaires et d'enfants juifs dans le sud-ouest, apprennait le nom du tueur en série.
"Quand j'ai entendu +Mohamed Merah, Français d'origine algérienne+, je me suis dit: c'est reparti pour un tour... Déjà qu'on est mal vu".
A 77 ans, son père, Amer Aoudia, en a vu d'autres mais trouve "pesante" la campagne électorale.
"On parle d'immigration, de sécurité, de la viande halal... on mélange tout, on sent la tension qui monte, puis rien ne change, jusqu'à la prochaine élection", résume-t-il.
La dernière fois qu'il est allé acheter de la viande halal (abattue selon le rite musulman) dans une boucherie du quartier, "il y avait plus de clients français (non-musulmans) que de musulmans". "On parle trop de tout ça, ça fait de la publicité à Marine Le Pen (extrême droite) et ça occulte les vrais problèmes", analyse le père de famille.
Les vrais problèmes? "Le chômage", "la précarité", "la solitude". "La vie est plus dure pour nos enfants."
Jeune montagnard débarqué à Paris en 1951 pour rejoindre son père ouvrier, il découvre alors sur ses papiers qu'il est "Français musulman", une catégorie "à part" dont il s'accomode très bien. A 16 ans, il apprend à "lire et écrire le français aux cours du soir" et s'"intègre très facilement".
En pleine guerre d'Algérie, il est "monteur et conducteur de chars d'assaut" dans une usine de la région parisienne qui exporte vers l'Allemagne, puis il enchaîne les petits boulots avant d'acheter un fonds de commerce en 1964, rue des Vignoles. "C'était une épicerie-buvette", qui deviendra un bar à la fin des années 80 quand la chocolaterie voisine est démolie au profit d'un supermarché, promesse d'une concurrence trop rude.
Il se souvient du temps où "on venait chercher des ouvriers" jusque dans son bar: "il y avait du boulot. On quittait une place, on en trouvait une le lendemain".
Ses enfants sont devenus chauffeur de taxi, ingénieur informatique, mère au foyer, barman. Le petit dernier, Hakim, termine à 21 ans un stage à la Bourse de Paris après des études "dans la finance internationale". Il n'a exigé d'eux qu'une chose: "qu'ils apprennent le kabyle, leur langue maternelle".
Quand son fils Moki, qui "s'ennuyait à l'école", lui demande de travailler au bar, il lui en donne la gérance, sans décrocher tout à fait. Amer continue à donner "un coup de main" les samedi et dimanche, vient souvent trinquer au whisky-coca avec quelques clients devenus "les amis" au fil des ans.
Plus que son père, Moki est sensible au racisme ordinaire. Son bar, qui prend soin d'"arrêter les concerts à 22h30", est "le seul du quartier" contre lequel une pétition a circulé. Une fois, on a "refusé" de le servir dans un restaurant du sud-est.
"Quand on voit ça, on est mal. Il y a comme un rejet d'une partie de la population", dit le jeune homme. La gauche l'a déçu, la droite au pouvoir lui renvoie une image qu'il n'aime pas. Il est tenté par la gauche radicale: ce serait un vote de dépit plus que de conviction.
Amer voudrait juste que le président-candidat Nicolas Sarkozy, qui parle d'une République assiégée par "une vague migratoire incontrôlée" en meeting, "se calme".
17 avril 2012
Source : AFP