jeudi 4 juillet 2024 10:21

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Smaïn Laâcher. Sociologue : «L’immigration n’est ni un poids ni une chance, mais un fait historique»

Sociologue et chercheur au Centre d’études des mouvements sociaux (CNRS-EHESS), Smaïn Laâcher est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’immigration, les déplacements de populations et les violences faites aux femmes dans l’immigration et lors du voyage «clandestin». Proche de Bourdieu, de Sayad, il est devenu incontournable. Il vient de publier sous sa direction le Dictionnaire de l’immigration en France, éditions Larousse.

-Pourquoi un dictionnaire sur l’immigration ?

Pour introduire de la rigueur, à la fois scientifique, historique, juridique et sociologique, dans ce champ un peu mou et hyper idéologique qu’est celui de l’immigration. C’est le premier ouvrage du genre en France. C’est un objet fortement présent dans les pays d’immigration qui ont les moyens de compter et qui savent compter. Et on ne compte que les présents, que le «trop-plein», que ceux qui posent problème par leur présence embarrassante. Et cette présence est un enjeu politique de premier ordre qui a entraîné la création, depuis une quarantaine d’années en France, d’une abondante recherche dont il faut dire que la qualité varie de manière significative d’une discipline à une autre : le sérieux des juristes (et on comprend pourquoi) est, quoi qu’on en dise, plus remarquable qu’un grand nombre de topos vaguement inspirés de sociologues compatissants. Quant aux pays du Sud, les «absents» ne comptent plus, et dès lors pourquoi s’intéresser à eux ? Pourquoi développer à leur propos une science non pas de l’immigration mais de l’émigration ? Ils ne sont plus là et ne sont, du coup, plus un «problème». Sauf lorsqu’il s’agit de les transformer en source financière.

-Est-ce que le discours politique sur l’immigration a évolué au fil des élections ?

Oui, sans aucun doute, et il ne pourrait en être autrement. Tout d’abord parce que les phénomènes migratoires se sont modifiés au fil des ans, en particulier dans leur composition sociologique (regroupement familial, émigration féminine importante, etc.)

Ensuite, parce que la société française s’est beaucoup transformée en une quarantaine d’années.

Le chômage de masse, l’accroissement des inégalités en matière de revenus, un système de santé qui se dégrade et qui de plus en plus notoirement se divise en système de soins pour riches et en système de soins pour pauvres et immigrés, une école qui renforce les inégalités, une crise financière qui appauvrit une fraction importante de la population qui se croyait à l’abri, une politique du logement terriblement déficitaire, etc. autant de logiques d’exclusion sociale qui font de l’immigration un enjeu très secondaire pour les Français (à ne pas confondre avec les politiques et les institutions d’Etat).

La campagne présidentielle le montre parfaitement. Le travail, le logement, l’école, l’accès aux soins, la sécurité (au sens large) : voilà les soucis des Français. Certainement pas l’immigration et les immigrés et tous les problèmes qui leur sont attachés. Ce qui est resté inchangé dans le discours des politiques, en particulier lorsqu’ils sont en campagne électorale, c’est l’immigration comme problème sécuritaire.

-Quelle est donc cette notion de «club» développée par Abdelmalek Sayad ?

La notion de «club» chez cet auteur est une métaphore qui renvoie aux conditions ou aux critères exigés par les maîtres des lieux pour pouvoir accéder à un lieu ou à un espace privé. Le «club» est par définition plus ou moins fermé à tous ceux qui prétendent y entrer.Pour Sayad, la nation, sa forme, son histoire, son degré d’ouverture ou de fermeture, etc. peuvent être métaphoriquement comparés à la logique du «club» (club sportif, Rotary club, etc.) et n’y entre pas qui veut. Plus le club est ancien dans le temps, plus il est réputé, renommé, illustre, prestigieux, etc. et plus les conditions d’entrée sont terriblement restrictives.

N’entreront que les personnes dignes de confiance et socialement utiles pour la grandeur du «club» ou de la nation. L’opposition entre ancien et nouveau club, Sayad l’utilise pour décrire historiquement les conditions d’entrée différentes, mais aussi d’acquisition de la nationalité du pays d’accueil dans la nation française et la nation américaine. La première, on le devine aisément, fut longtemps moins ouverte que la seconde. Cela reste vrai encore aujourd’hui, par exemple, en matière d’asile ou d’accueil des minorités opprimées (Somaliens, chrétiens irakiens, etc.).

-Vous dites que le Français contemporain des cités est une véritable interlangue...

Cette notion est explicitée dans une entrée qui s’appelle les mots de l’immigration et qui a été rédigée par Jean-Pierre Goudaillier, linguiste. Cet auteur montre en quoi la relégation sociale est symbolique d’une fraction importante des classes populaires, dont les enfants d’immigrés font partie, français ou non, est aussi une relégation de la langue ordinaire. Et, par «réaction réactive», ces derniers à leur tour ont «inventé» depuis environ trois décennies des moyens de communication linguistique au sein de leurs réseaux de pairs. Ces «marchés francs», pour reprendre l’expression de Bourdieu, sont des espaces dominés où les dominants sont exclus (même si c’est bien plus compliqué que cela) où le langage de l’entre-soi constitue autant de procédures d’évitement, de contournement des interdits et des tabous sociaux. Jean-Pierre Goudaillier nous dit que ce registre de «langue interstitiel» devient au fil des années une véritable «interlangue», qui apparaît entre le français véhiculaire dominant, à savoir la langue légitime et la diversité des «vernaculaires» qui composent la mosaïque linguistique des cités : arabe maghrébin, berbère, langues africaines et asiatiques, langues de type tzigane, créoles des Dom-Tom, turc, pour ne citer que ces langues ou parlers.

-Question manichéenne et provocatrice : immigration, chance ou poids pour la France ?

Ce n’est ni une «chance» ni un «poids», c’est un fait ou une donnée historique. Aucune société ou communauté politique n’est définitivement close. Elles doivent toutes compter avec une «part des sans part», pour reprendre l’expression de Jacques Rancière.
Compter, se compter, qui compte pour compter qui ? Voilà un enjeu de lutte qui touche à des questions difficiles, comme celles de la démocratie, de l’égalité, de l’exclusion des biens matériels et symboliques. Ces questions ne concernent pas seulement les immigrés, ni même en premier lieu les immigrés, elles concernent tous ceux qui tiennent leur identité du fait d’être membre d’une communauté politique.

L’immigration n’est nullement un enjeu spécifique à un pays. Je pense que ce qui est intéressant à ce propos, c’est que la même question, sans cesse posée aux pays du Nord, soit enfin posée aux pays du Sud, par exemple aux autorités et aux populations des pays arabes et en particulier des trois pays du Maghreb. Pour ce que j’en sais, pour avoir enquêté sur ce thème, l’immigration qui existe aujourd’hui dans ces pays est plus qu’un «problème», elle est un fardeau dont il faut se débarrasser. Le racisme et la xénophobie sont monnaie courante dans ces pays.

Pensez aux comportements des Libyens (autorités et populations) à l’égard des Subsahariens, sous El Gueddafi, mais aussi aux comportements de ce que l’on a appelé sans rire les «révolutionnaires» après la chute du dictateur. Et j’emploie volontairement des mots convenables.

24/4/2012, Rémi Yacine

Source : El Watane

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