dimanche 24 novembre 2024 05:56

Prévenir les "déviances" chez les jeunes dès leur petite enfance

Bien souvent dans le discours du public comme dans celui des médias, voire dans celui de certains professionnels de l'éducation ou de la santé, on a l'étrange sentiment qu'adultes, jeunes, adolescents et enfants seraient tombés de planètes différentes. En particulier, on semble souvent oublier que jeunes et adultes ont été de petits enfants et que ceux-ci sont l'avenir d'une société. Or, ce que les humains ont vécu dans l'enfance les marque à jamais.

La catégorie des "jeunes" fait l'objet, en France, d'un intérêt particulier depuis une vingtaine d'années et cet intérêt a revêtu une forme inquiétante et négative depuis 10 ans. "Crapules, voyous, racailles", voilà des mots pour qualifier les jeunes qu'on a pu entendre dans la bouche du chef de l'État lui-même. On imagine bien que ce mépris affiché et ces humiliations répétées peuvent difficilement rester sans séquelles. Ce vocabulaire exécrable a été dirigé principalement vers les jeunes "issus de l'immigration", et n'a pas épargné leurs familles qui ont été à diverses reprises traitées de tribus. Il s'est étendu à des enfants de plus en plus jeunes, les notions mêmes d'enfance et de minorité semblant se déliter au fil des réformes de la justice des mineurs. De fait, depuis quelques années et plus particulièrement depuis le tristement célèbre "Rapport préliminaire Bénisti" sur la prévention de la délinquance, daté d'octobre 2004, émanant d'un groupe d'études parlementaire et destiné au ministre de l'Intérieur, l'association systématique entre immigration et délinquance est devenue, dans le discours de nos gouvernants, un "fait". Il n'est donc pas surprenant que cette association, qu'aucun travail scientifique sérieux ne vient étayer, soit devenue l'un des pivots de la campagne électorale de l'ex-président de la République même si l'argumentation a bien souvent reposé sur des contrevérités concernant les familles immigrées.

Les crimes odieux commis par Mohamed Merah ont exalté cette dénonciation de l'immigration et aggravé la confusion dans les médias et chez le public, le spectre du terrorisme venant rejoindre le fantasme d'une délinquance strictement limitée à un groupe. Dans le traitement expéditif de cette affaire, jamais n'a été évoquée la nécessité d'une réflexion sur les racines profondes de l'embrigadement religieux. Beaucoup de jeunes hommes "issus de l'immigration" sont, comme Mohamed Merah, Français, nés en France de parents qui, les démographes le savent bien, n'ont pas pris à la légère la décision de quitter leur pays, avaient de sérieuses raisons économiques de le faire, généralement une bonne formation et une indéniable capacité de se projeter dans l'avenir.

Ce n'est jamais la lie d'une société qui fait le choix de l'émigration. Durant les 20 ans où j'ai été pédiatre dans des centres médico-sociaux et médecin de PMI, j'ai reçu, par centaines, les enfants ou petits enfants de ces immigrants maghrébins ; ils venaient souvent me voir pour des troubles du sommeil ou de l'appétit, signature d'une vive anxiété. En effet, une attente considérable pesait sur eux, principalement sur les garçons et surtout les aînés. Vécus par leurs pères comme outils d'ascension sociale pour la famille, ils faisaient l'objet de pressions psychologiques extrêmes quant à leur réussite scolaire, symbole d'une émigration réussie. Bien souvent et de façon contre-productive, ces pressions étaient responsables de leur échec. Ces enfants, qui ont maintenant entre 20 et 30 ans, ont pour beaucoup vécu l'inexorable développement du chômage de leurs pères, source de disqualification du travail à leurs yeux, comme l'explique si bien Christophe Dejours dans " Conjurer la violence. Travail, violence et santé ", ainsi que la désertification des banlieues, réduites à de tristes immeubles et de gigantesques panneaux publicitaires ventant des objets inaccessibles (comme le montre le beau film de Yamina Benguigui " 9/3. Mémoire d'un territoire "), pour finalement devenir la cible des insultes du gouvernement de leur propre pays, et assis’ter à l'orchestration de la haine dans les familles.

En effet cette loi inique sur la pénalisation financière des familles d'enfants déscolarisés est effectivement appliquée. L'humiliation dans l'enfance, source de dévalorisation de soi, ne peut pas rester sans conséquences ; il suffit de penser aux Intifadas pour s'en convaincre. Il est probable que certains réagissent par le besoin compulsif d'acquérir, si nécessaire par le vol, ces biens de luxe qui leur sont interdits ; d'autres, habités à la fois par un besoin de spiritualité et une rage vengeresse, sont devenus la proie des recruteurs du terrorisme. Une chose est sûre, il s'agit là d'un échec grave de la politique d'intégration et la France est responsable de ces failles.

Mais ces jeunes "musulmans", "étrangers", "immigrés" qu'on a diabolisés ces dernières semaines sont l'arbre mensonger qui cache la forêt. Toutes les enquêtes récentes sur les consommations de drogues montrent que les jeunes les plus aisés sont les plus concernés ; la maltraitance et la souffrance des enfants sont présentes dans toutes les classes sociales (comme je l'ai montré dans "Les oubliés", ouvrage sur l'enfance maltraitée). Il faut accepter ces deux vérités pénibles : la délinquance a des racines profondes dans la souffrance, et cette dernière se retrouve aussi bien dans les " cités " que dans le huis clos des maisons bourgeoises qui ne font pas l'objet de la même suspicion.

C'est dire que la prévention de toutes les déviances chez les jeunes, qu'il s'agisse de la délinquance ou de la tentation terroriste, mais aussi du suicide, de l'addiction aux drogues doit être très précoce et que la stratégie préconisée par François Hollande est la bonne : donner des moyens à l'école maternelle et à l'école élémentaire. Certes il va être difficile de reconstruire le tissu protecteur qui entourait, il y a encore quelques années, les enfants. Que sont devenus les principaux outils : les RASED supprimés, le système de santé scolaire soigneusement détricoté et maintenant exsangue ! Oui il faut créer des postes et pas seulement des postes d'enseignants mais aussi de psychologues, infirmières, médecins...

Il va aussi falloir éviter l'écueil de la condamnation excessive, voire la diabolisation, de toute forme de repérage ou de dépistage scientifiques précoces des troubles du comportement (signes de souffrance chez le très jeune enfant), d'autant que la littérature internationale montre bien la gravité potentielle à long terme des conséquences de ces troubles lorsqu'ils ne sont pas repérés, diagnostiqués et pris en charge dans la petite enfance. En fait, loin de la stigmatisation des familles, brandie par certains professionnels (de façon compréhensible ces dernières années mais qui ne devrait plus être de mise avec le nouveau gouvernement), il est possible d'envisager des stratégies de dépistage qui reposent sur le strict respect du secret professionnel et concernent tous les enfants sans "ciblage" social ou culturel. Créer un nombre important de postes à l'éducation nationale (60 000 si nécessaire) peut aider les enseignants à être plus proches de leurs élèves, dans des classes moins surchargées, et les équipes pédagogiques et celles de santé à travailler ensemble et avec les autres professionnels présents dans les écoles ainsi qu'avec les parents. Ce n'est pas si cher payer l'avenir de notre société !

Il est vrai qu'il faut beaucoup de courage politique pour mettre en place des mesures dont on ne connaîtra pas les résultats au terme d'un mandat, voire de deux. C'est probablement l'une des grandes raisons du délaissement des enfants en tant que priorité politique, outre bien sûr le fait qu'ils ne votent pas. Si l'espoir de la croissance l'emporte sur la fatalité de l'austérité, on peut imaginer, dans le cadre d'une sorte de New deal à la française, des chantiers pour la petite enfance, et notamment des programmes d'accès à la culture. Ces petits enfants de toutes les couleurs, se tenant par la main dans les musées et faisant preuve d'une insatiable curiosité, sont, espérons le, les garants d'une société future d'égalité et d'ouverture à autrui.

15/5/2012, Anne Tursz, pédiatre, épidémiologiste, directeur de recherche émérite Inserm

Source : Le Monde

Google+ Google+