Depuis 2010, le nombre de dossiers acceptés est en chute libre. Les demandes sont désormais soumises à la discrétion des préfectures et le niveau exigé aux tests de langue a été rehaussé.
Il étale son dossier sur la table, en soufflant. Desserre sa cravate, fatigué. A 50 ans, Mahmoud a passé presque la moitié de sa vie en France. Ses racines et son passeport restent égyptiens. Il aimerait devenir français, être considéré comme un citoyen à part entière, voter. Mais toutes ses demandes de naturalisation ont été rejetées jusqu’ici. «Il y a de quoi craquer, vraiment. Je suis intégré pourtant, je ne comprends pas. Je vis en France depuis 1990, je ne suis jamais parti. Si j’étais américain ou européen, ce ne serait pas pareil, j’en suis certain.»
Sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, acquérir la nationalité est devenu extrêmement compliqué. Les étrangers se heurtent à une série de barrières administratives et à l’arbitraire des préfectures. Quatre candidats
à la naturalisation - Mahmoud, Adama, Amila et Alain - racontent cette course d’obstacles interminable.
Première étape, retirer le dossier en préfecture : un formulaire administratif de sept pages, estampillé «République française». Rien de bien impressionnant au premier abord. Mais l’obtenir est déjà une épreuve en soi. Conséquence du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, de plus en plus de préfectures se retrouvent embouteillées, avec des horaires d’ouverture en pointillé. Les files d’attente aux guichets s’allongent, prenant par endroits des proportions ahurissantes. Il faut parfois passer la nuit devant les grilles pour espérer être reçu le lendemain. Dans certains départements, le formulaire se télécharge directement sur le site internet, mais pas partout.
Mahmoud connaît bien ce document, il en est à sa quatrième demande. «A chaque refus, il faut tout recommencer, repartir de zéro. La préfecture garde les documents originaux. C’est très long de rassembler toutes les pièces, ça prend la tête, vraiment.»
Pour prouver son identité, le passeport du pays d’origine ne suffit pas. Il faut un extrait de naissance «et même celui des deux parents !» souligne Mahmoud. «Vous imaginez la galère ! Je dois demander à un ami qu’il fasse les démarches à ma place au Caire. Les documents doivent ensuite être traduits par un interprète avec un tampon officiel mis d’une certaine façon, et patati, patata…»
Une certaine «moralité»
Nés au Maroc, Amila et son mari ont été confrontés aux mêmes problèmes. «Toute notre famille vit ici. Mon mari est arrivé à l’âge de 5 ans et n’est jamais retourné au Maroc depuis. C’est comme ça. On a dû payer le voyage à sa mère pour qu’elle se rende auprès de l’administration avec son livret de famille. C’était le seul moyen de récupérer son extrait de naissance. Elle a 96 ans, un tel voyage, ce n’est pas rien, nous étions très inquiets.»
Lui est technicien hygiène sécurité, elle, gérante d’une maison de repos pour personnes âgées. Ils paient des impôts, leurs quatre enfants sont nés en France. Longtemps, ils ont vécu avec leur passeport marocain sans se poser trop de questions. Mais dans le climat ambiant de stigmatisation de l’étranger et des conditions toujours plus drastiques pour faire renouveler ses papiers, ils ont déposé une demande conjointe de naturalisation. «Pour rendre la vie plus simple», disent-ils. Ils croisent les doigts, leur requête est sur le point d’aboutir.
Les conditions exigées par la loi n’ont cessé de se durcir ces dernières années. Il faut désormais prouver que l’on vit dans l’Hexagone depuis au moins cinq ans, sauf exception. La moindre période d’irrégularité, même de quelques mois, suffit pour motiver un refus. Il faut aussi une certaine «moralité», autrement dit ne pas avoir eu affaire à la police et à la justice. «Le demandeur doit avoir en France le centre de ses intérêts matériels (notamment professionnels) et de ses liens familiaux», dit encore la loi.
Or, l’interprétation des textes varie d’une préfecture à l’autre. «Dans le département où j’ai fait la demande, cela veut dire avoir un travail stable et un logement à son nom», explique Adama, réfugié politique. Il a fui la Côte-d’Ivoire en 2005, où toute sa famille a été décimée durant les années de guerre civile. Obtenir la carte d’identité française serait pour lui «une nouvelle naissance», une chance de se reconstruire. Il a les yeux brillants de ceux qui mènent un lourd combat. La voix posée, il s’interroge : «Est-ce un crime de vouloir appartenir à une nation ? Pourquoi la France rend-elle l’intégration si difficile ?»
Mahmoud, lui, s’emporte, furieux. Il nous tend la dernière lettre de refus. «Lisez. On me refuse la naturalisation parce que je suis en CDD. Or, je suis employé municipal. Le maire est d’accord pour me titulariser comme fonctionnaire à condition que je sois français ! Vous voyez le problème ? Je tourne en rond, je suis coincé. C’est à péter les plombs, cette histoire.»
Des aberrations de ce genre, Laurence, bénévole dans une association d’aide aux immigrés, en a plusieurs à l’esprit. Comme Alain, 21 ans, étudiant en économie à la Sorbonne, à qui on refuse la nationalité parce qu’il ne remplit pas le critère de l’autonomie matérielle. «A ce compte-là, autant interdire à tous les étudiants de déposer une demande de naturalisation ! Mais j’en connais qui l’ont obtenue quand même. Pourquoi pas moi ?
L’argument de la préfecture ne tient pas, c’est ce qui me vexe le plus. Au début, j’ai cru qu’ils n’avaient pas compris que j’avais grandi en France.»
Originaire du Bénin, Alain a quitté son pays à l’âge de 6 ans pour rejoindre sa mère installée en France. «Elle aussi a eu beaucoup de difficultés. On lui a refusé trois fois la naturalisation avant de la lui accorder. Je sais qu’il ne faut pas lâcher, elle me l’a souvent répété. Mais je pensais que pour moi, ce serait plus facile, j’ai ma vie ici, mes souvenirs. J’ai écrit un courrier courtois à la préfecture pour leur expliquer. Ils n’ont rien voulu savoir. On m’a conseillé de ne pas engager d’avocat pour ne pas braquer l’administration. J’en suis là.»
Au-delà de la sévérité de la loi, c’est «l’arbitraire du guichet dans un système totalement discrétionnaire» qui hérisse Catherine de Wenden, directrice de recherches au CNRS et spécialiste des migrations. «Avant, l’examen des procédures était centralisé à la sous-direction des naturalisations, près de Nantes. Cela prenait plus de temps mais au moins il y avait une égalité de traitement. Aujourd’hui, certes les délais sont réduits mais en termes de libertés publiques, c’est une attaque grave.»
Thermomètre politique
Longtemps, la naturalisation, symbole par excellence de l’intégration, a été préservée des aléas politiques. La procédure était purement administrative. Le virage s’est opéré sous l’ère Sarkozy. Depuis 2010, les
naturalisations sont gérées par les préfectures. En fonction du thermomètre politique. Ainsi, en janvier, l’ancien ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, se réjouissait d’une baisse de 30% des naturalisations par décret entre 2010 et 2011 : de 94 573 à 66 273. S’y ajoutent les acquisitions de nationalité par mariage : environ 20 000 par an.
La conception même de la naturalisation a changé, poursuit Catherine de Wenden. «Jadis, c’était une porte d’entrée pour permettre l’intégration. Aujourd’hui, la logique est complètement inversée. La naturalisation est devenue un certificat de bonne conduite. On examine le passé. Pour être naturalisé, il faut apporter la preuve
qu’on est déjà intégré.» Le pompon, c’est que depuis le 1er janvier, les candidats doivent ajouter à leur dossier une attestation de maîtrise de la langue française. Jusqu’alors, l’agent de la préfecture vérifiait lui-même le
niveau du candidat lors d’un entretien. Désormais, l’examen se déroule en amont, dans un centre agréé. Le niveau d’oral exigé est élevé, il correspond à celui d’un élève de troisième.
Adama a dû débourser 110 euros pour passer les épreuves. Chaque organisme est libre de fixer ses prix. «Il y a des mois d’attente, c’est très difficile de trouver une place, rapporte-t-il. On passe l’examen sur ordinateur, donc il faut un minimum de maîtrise informatique. Les questions ne sont vraiment pas simples, et on dispose de peu de temps pour répondre. Sachant qu’à chaque mauvaise réponse, c’est des points foutus en l’air. J’attends toujours les résultats. Sans cette attestation, je ne peux avoir de rendez-vous à la préfecture pour l’entretien.»
Des entretiens blancs
L’entretien, dernière étape. La barrière ultime à franchir. La naturalisation n’est pas un droit. Même si les conditions sont réunies, l’administration est libre de la refuser. La loi est très claire sur ce point. Pendant trente minutes, l’agent pose un tas de questions, parfois intrusives. Chabane, 34 ans, français depuis peu, raconte : «On m’a demandé quelles étaient mes fréquentations, la couleur de peau de mes amis, leur nationalité. Pour voir si j’étais bien intégré.» Autre question qui revient souvent : «Pourquoi souhaitez-vous devenir français ?»
«On les prépare, on fait des entretiens blancs. Il ne suffit pas d’être prêt sur le plan administratif, il faut qu’il le soit émotionnellement. Cela fait remonter beaucoup de choses du passé», explique Viviane Schiavi, de l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (Asti) d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Ces derniers temps, elle constate une hausse des demandes d’aide. «On épaule entre dix et quinze personnes en ce moment contre deux ou trois les années précédentes. C’est devenu tellement dur.» Bientôt, il faudra aussi les entraîner à répondre à des QCM de culture générale. Avec des questions du type : «A qui associez-vous l’Arc de triomphe : Napoléon ? Le général de Gaulle ? Jules César ?» Le décret entre en vigueur au 1er juillet. Que va faire le
nouveau président ? Nul ne le sait : pendant la campagne présidentielle, François Hollande ne s’est pas prononcé sur la question des naturalisations.
Les gagnants de cette course d’obstacles et de nerfs auront droit à une cérémonie à la préfecture, avec buste de Marianne pour les photos, Marseillaise et petit film sur l’histoire de France. Mahmoud espère en passer par là, un jour. Mais sans illusion. «Lors de ma première demande de nationalité, j’avais coché la case pour franciser mon prénom. J’ai abandonné l’idée depuis. J’ai compris que même si j’obtiens le passeport français, je ne serai jamais considéré comme un citoyen à part entière, au mieux comme un Français de deuxième classe.»
15/5/2012, MARIE PIQUEMAL
Source : Libération