dimanche 24 novembre 2024 08:25

L'immigration clandestine, source de tension et de division en Israël

L'idéal de tolérance revendiqué jadis par Israël est-il en train de voler en éclats, sacrifié sur l'autel de considérations politico-religieuses ? La question se pose avec acuité depuis que l'Etat juif, confronté à un afflux massif de clandestins sur son sol, a entrepris de verrouiller son discours et, partant, sa politique d'intégration. Avec les immigrés illégaux, le ressort de la confiance était déjà fragile, miné par les tenants d'une imperméabilité renforcée des frontières. Il paraît désormais, sinon rompu, du moins sérieusement distendu.

Au sein même de la population, l'indulgence le cède à une inquiétude mâtinée d'exaspération et de colère. A Tel-Aviv, mercredi 23 mai, une vaste manifestation, dans le quartier défavorisé de Hatikva, a rassemblé près d'un millier de personnes, excédées par une "cohabitation" devenue, selon elles, intenable. Aux slogans teintés de racisme - "Les Noirs dehors !", "Les Soudanais au Soudan !" - a rapidement succédé une violence débridée aux allures de "chasse au faciès", qui a pris de court les forces de police.

Plusieurs commerces tenus par des Africains ont ainsi été vandalisés, des vitres de voitures, brisées, des poubelles, incendiées, et des immigrés, pris physiquement à partie par des groupes de jeunes nationalistes chauffés à blanc par la rhétorique incendiaire de quelques députés du Likoud (le parti de droite du premier ministre Benyamin Nétanyahou) venus participer au défilé. Parmi eux, Miri Regev, ex-porte-parole de l'armée, et Danny Danon ont rivalisé d'anathèmes, la première fustigeant "un cancer [qui prolifère] dans notre société", le second "un Etat ennemi composé d'infiltrés".

Cet accès de fièvre, qui n'a pas fait de blessés graves (seules dix-sept personnes ont été arrêtées), témoigne des lignes de faille qui parcourent aujourd'hui une société profondément troublée dans ses repères et son identité. D'après les chiffres officiels, 62 000 clandestins auraient pénétré en Israël depuis 2006, pour l'essentiel en provenance du Soudan et d'Erythrée, via le Sinaï. Loin de ralentir, la cadence reste soutenue : au cours de la seule première quinzaine de mai, plus de 1 400 personnes auraient franchi la frontière avec l'Egypte, rapporte Sabine Haddad, porte-parole du ministère de l'intérieur.

MENACE IDENTITAIRE

Capitale économique du pays, Tel-Aviv est particulièrement concernée par le phénomène. Selon le maire, Ron Huldai, les immigrés illégaux, massés dans les quartiers impécunieux du sud de la ville (notamment celui de Shapira), représenteraient près de 15 % de ses quelque 402 000 habitants. Une situation que la population a de plus en plus de mal à gérer au quotidien car beaucoup campent dans la rue et les espaces publics. "Le paradoxe est que Tel-Aviv est une ville très riche. Or, les demandeurs d'asile sont exclusivement cantonnés dans les zones pauvres. Cela, fatalement, crée des tensions. D'autant que certains d'entre eux, par désespoir, se mettent à boire et deviennent incontrôlables", explique Myriam Darmoni-Charbit, présidente de Hotline for Migrant Workers, un centre d'assistance pour les étrangers en Israël.

Des cas de viols et d'agressions récemment attribués à de jeunes Africains sur des adolescentes israéliennes ont ajouté au sentiment d'insécurité collective qui prédomine, surtout chez les plus âgés. "La plupart des résidents de ces quartiers se trouvent au bas de l'échelle sociale, se montrent très peu tolérants à l'égard de l'étranger et sont plutôt enclins à voter à droite, voire à l'extrême droite", précise Samy Cohen, directeur de recherche au CERI-Sciences Po.

Face à cette atmosphère délétère qui, au fil des semaines, se mue en psychose, la classe politique apparaît divisée. Condamnant les membres du Likoud qui ont participé à la marche de protestation de Tel-Aviv, le président de la Knesset (Parlement), Reuven Rivlin, a appelé à contenir la colère populaire et à mettre en œuvre des solutions concrètes plutôt que d'attiser les flammes de la discorde raciale. A l'inverse, le ministre de l'intérieur, Eli Yishai, connu pour ses saillies sans concession à l'égard des clandestins, a prôné la manière forte : "Il faut placer ces illégaux dans des centres de détention, puis les renvoyer chez eux, car ils viennent prendre le travail des Israéliens et il faut protéger le caractère juif de l'Etat d'Israël", a-t-il clamé. Une façon de sous-entendre que ceux qui arrivent en Israël par des moyens détournés sont essentiellement des migrants économiques en quête d'un emploi, et non des réfugiés fuyant des régimes autocratiques. Bien peu, d'ailleurs, accèdent à ce statut.

Dans son combat contre ceux qu'il accuse de "tuer le rêve sioniste", le chef du parti ultraorthodoxe séfarade Shass n'est pas isolé. Il peut compter sur le soutien d'autres parlementaires qui partagent ses vues, à l'instar de Yariv Levin (Likoud) et de Michael Ben Ari, issu d'Ichoud Leumi ("union nationale", parti nationaliste d'extrême droite). Aux yeux de ces responsables politiques, l'immigration illégale est clairement assimilable à une menace identitaire qu'il convient de juguler sans tarder. Et cela alors qu'elle ne représenterait qu'à peine 1 % de la population totale, estimée à 7,88 millions d'habitants.

"HISTOIRES PERSONNELLES DRAMATIQUES"

Pris entre deux feux, le premier ministre Benyamin Nétanyahou, qui a dit "comprendre la douleur des résidents du sud de Tel-Aviv", s'est efforcé de faire bonne mesure. Tout en mettant en garde contre un nombre trop élevé d'étrangers, "ce qui inonderait Israël et, dans une très large mesure, annihilerait son image d'Etat juif et démocratique", il a promis de "résoudre le problème de l'infiltration d'une manière responsable". Honorera-t-il cet engagement ? Mme Darmoni-Charbit ne cache pas son scepticisme. "Cela fait trois ans que, pratiquement toutes les semaines, nous alertons la Knesset sur ce qui se passe. Pourtant, jusqu'ici, rien n'a été fait", regrette-t-elle, fustigeant l'attitude velléitaire du gouvernement. "Il va y avoir une pression grandissante de la population pour que le gouvernement agisse. Surtout que, dans la foulée des événements de la semaine dernière, les maires de six grandes villes - Tel-Aviv, Ashdod, Ashkelon, Bnei Brak, Eilat et Petah Tikva - ont signé une pétition pour demander que les immigrés illégaux soient expulsés ou mis dans des camps", pronostique de son côté M. Cohen.

Dans son rapport annuel sur les droits de l'homme, publié jeudi 24 mai, le département d'Etat américain a déploré la façon "inadéquate" dont Israël traitait les demandeurs d'asile africains. Une réprobation sans conséquences, mais d'autant plus paradoxale que le pays est partie à la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. En cause également, l'usage du terme "infiltré", connoté négativement, tout comme la relation de cause à effet - pointée à l'envi par certains représentants de l'Etat - entre immigration illégale et maladie, terrorisme ou délinquance. Pourtant, selon les données fournies par la police à la Knesset, le taux de criminalité dans l'ensemble de la population israélienne était de 4,99 % en 2010, soit plus de deux fois supérieur à celui constaté parmi les Africains vivant dans le pays (2,04 %).

Conscient que la porosité du Sinaï favorise la venue de clandestins - lesquels sont souvent exploités sans compassion par des passeurs bédouins qui peuvent leur réclamer entre 350 et 7 000 dollars (entre 280 et 5 600 euros) selon leur nationalité -, le gouvernement israélien a entrepris d'accélérer l'installation d'une barrière de sécurité de 240 kilomètres à la frontière avec l'Egypte. L'ouvrage devrait être achevé à la fin de l'année. Parallèlement, un centre de détention est en cours de construction dans le désert du Néguev - le plus grand du monde, capable d'accueillir à terme jusqu'à 11 000 immigrés illégaux.

Il est toutefois peu probable de voir le flot de clandestins se tarir à brève échéance car Israël est l'un des rares Etats développés accessibles par voie terrestre. Ce qui, prophétise Myriam Darmoni-Charbit, ne peut qu'aboutir à une aggravation de la situation. Et de conclure, amère : "Auparavant, à l'association, nous recevions entre 30 et 40 personnes par jour. Aujourd'hui, il nous arrive parfois d'en accueillir 150, des Erythréens et des Darfouris en majorité, avec des histoires personnelles souvent dramatiques. Des personnes qui vivent tenaillées par la peur : celle d'être molestées."

31/5/2012, Aymeric Janier

Source : Le Monde

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