Adeline Gonin est entrée d'un pas de promeneuse, décidé pourtant, dans le foyer de travailleurs immigrés de la rue du Chevaleret (Paris 13e), serrant ici et là les mains des hommes adossés aux murs du hall, ou assis devant de petits étalages où sont exposés friandises, paquets de cigarettes, cartes téléphoniques. Dans la cour arrière, bordée d'un gazon pelé, une centaine de chaises en rangées font face au grand mur aveugle de l'immeuble voisin. Ce soir, il sert d'écran au 4e Festival de cinéma des foyers organisé par l'association "Attention Chantier".
Invitant voisins et public plus lointain à pousser la porte des foyers pour partager un moment de cinéma avec leurs résidents, le festival propose (à travers sept foyers africains de Paris et de la région parisienne) une quinzaine de films, accompagnés de débats, de concerts et d'expositions photo. A l'origine du projet avec une bande d'amis, Adeline Gonin a pris son poste d'hôtesse, offrant aux arrivants un verre de jus de bissap ou de jus de gingembre.
A la nuit tombée, on prend place sur les chaises. Au programme, deux films : d'abord La France qui se lève tôt, un court-métrage d'Hugo Chesnard, comédie musicale qui ne manque ni de style ni de fantaisie pour raconter, en vers, le rapatriement forcé d'un ouvrier sans-papiers vers Bamako. Suivra Sombras, documentaire poignant de l'Espagnol Oriol Canals qui donne la parole à des migrants clandestins, échoués sur les côtes ibériques après leurs traversées de l'océan en pirogue. "La programmation est le fruit de discussions entre nous et les résidents, auxquels on apporte des extraits de films, en amont", précise Jonathan Duong, le jeune projectionniste. On y découvre des films parfois non distribués, ou peu diffusés, parmi lesquels, cette année, Après l'Océan, une fiction de l'anthropologue Eliane de Latour, ou encore un volet de Noirs de France, série documentaire de Pascal Blanchard et Juan Gélas.
A l'entracte, les conversations s'engagent rapidement. Deux étudiantes s'approchent du stand des boissons. Elles sont venues grâce au bouche-à-oreille et souhaiteraient en savoir plus sur la vie des foyers. Minois pointu, une jeune architecte évoque son projet de fin d'étude : une réflexion sur l'aménagement des foyers, où figure une proposition de kitchenette sur roulette. "Le festival devient un lieu où se font des connexions, remarque Adeline. Notre envie, c'est à la fois de proposer une animation aux résidents et de créer un échange avec l'extérieur. Peu de gens rentrent dans les foyers alors que ce sont des lieux riches et festifs. Moi, j'y ai passé mon enfance..." Bébé, Adeline faisait la sieste dans les lits des résidents, tandis que ses parents, engagés dans le soutien à la grève des loyers de la Sonacotra (1975-1980), allaient de réunion en réunion.
Une pluie fine qui se transforme en grosse averse oblige les festivaliers à se rapatrier dans la salle polyvalente, un sous-sol glauque, aux murs jaunâtres. Pour l'heure, on s'y serre joyeusement, dans une odeur de cheveux mouillés, tandis qu'Adeline essuie les chaises arrosées par la pluie. Geneviève Petauton, membre du Copaf (une association qui aide les résidents dans leurs négociations avec les gestionnaires et les municipalités) improvise une interview d'Adama, délégué du comité des résidents. On apprend, entre autres, que le foyer Chevaleret, construit pour 435 hommes, en héberge aujourd'hui le triple, dans des chambres à trois lits de 15 m2 (chaque lit étant loué pour environ 240 euros). Une vie de caserne, dans un bâtiment hors d'usage qui attend sa rénovation depuis 14 ans...
La projection de Sombras démarre. Les cous se tendent, les têtes vont de droite à gauche pour capter les sous-titres. Sur l'écran, des hommes racontent, dans leurs langues maternelles, d'effroyables odyssées : "Vers 14 heures, un grand vent s'est levé. Il faisait tout ce qu'il voulait de la pirogue. Oubliant de la vider, on s'est assis, attendant la mort..." Les portes de la salle s'ouvrent et se ferment, laissant passer des résidents qui arrivent sur le tard ou partent travailler. Une table, banc improvisé, s'écroule à grand fracas, un homme s'évertue à vouloir donner sa chaise à ceux qui sont restés debout pour y voir mieux... Et pourtant circule là une émotion tendue, partagée, qui fait de cette séance un moment rare, comme devrait l'être toute bonne séance de cinéma : un véritable événement.
4e Festival de cinéma des foyers. Tous les vendredis soir (à partir de 21 heures) et les samedis après-midi (à partir de 16 heures) dans des foyers de Paris, de Saint-Denis et de Rosny-sous-Bois. Entrée libre.
19.06.2012 ,, Véronique Cohen
Source : LE MONDE