Eux sont tout sauf des fils à papa. Enfants de l’immigration, gamins des banlieues ouvrières, jeunes délinquants repentis, ils ont dû s’accrocher pour gravir une à une les marches de l’échelle sociale. La preuve que, même affaiblie, l’école de la République peut encore jouer son rôle...
Mourad et Yahia Benamer n’ont, pour leur part, jamais beaucoup aimé l’école. Nés à Aubervilliers, dans le «neuf trois», ces fils d’immigrés marocains ont en revanche toujours adoré le business. Ils ont d’abord ouvert des sandwicheries aux abords des facs parisiennes, dont ils avaient judicieusement négocié les tarifs avec les syndicats étudiants, avant de récidiver avec un concept de resto japonais qui a fait florès. Eat Sushi aligne aujourd’hui 35 points de vente et ambitionne d’en ouvrir dix de plus chaque année.
Ça rassurera plus d’une famille : dans la France de 2012, il est encore possible d’aller loin en partant de pas grand-chose. Certes, la montée est devenue plus délicate du fait de la crise : le chômage bouche les horizons, les discriminations sociales et ethniques entravent les progressions et l’école républicaine, qui ploie littéralement sous les difficultés, peine à jouer son rôle d’intégration. Si bien que l’ascension vers les hautes couches se fait désormais plutôt par l’escalier qu’en ascenseur, comme du temps des Trente Glorieuses. Mais les histoires de réussites au talent et à l’arrache égaient toujours les quartiers défavorisés. Les quelques portraits que nous vous présentons dans ces pages prouvent que ces hommes et ces femmes d’exception ne sont pas seulement courageux. Ils sont aussi sympathiques.
De la cité HLM à la start-up à succès
Lorsqu’ils ont débarqué du Maroc en 1965, ses parents ne parlaient pas un mot de français. Ils l’ont appris en même temps que leurs six enfants. «On peut tout faire si l’on s’en donne les moyens», répétait inlassablement Abdelkebir Khallaf à sa fille. Leïla Khallaf a suivi son conseil. Après avoir obtenu son master à l’Efap (l’école des métiers de la com), la gamine des HLM de Vélizy a fait une belle carrière en entreprise, où elle s’est imposée comme gestionnaire de la communication et du marketing on line. Après six années chez Areva, elle a créé en 2008 son cabinet, baptisé Manufactur-e. Aujourd’hui, elle réalise des projets multimédias pour Carrefour, Veolia, Total, Alcatel-Lucent… Son père, qui a ouvert un commerce de voitures d’occasion après sa retraite de chauffeur de poids lourd, peut être fier de la réussite de Leïla. Comme de celle de ses frères et de sa sœur, tous devenus entrepreneurs.
De Tourcoing la sinistrée à la présidence de Mallyance
Sa vie n’a jamais été un long fleuve tranquille. Elevé à la Marlière, le quartier de Tourcoing où Etienne Chatiliez a tourné son film, Farid Echeikr mène, à 38 ans, plusieurs existences de front : patron de Mallyance, un groupe de SSII parisiennes qui emploie 60 ingénieurs et réalise 4 millions d’euros de chiffre d’affaires, business angel dans une start-up aux Etats-Unis, vice-président du club de basket de sa ville natale, animateur d’associations d’aide aux jeunes en difficulté, maire-adjoint socialiste de Fosses (Val-d’Oise), enfin mari et père de deux enfants. Durant ses études – ses parents, ouvriers dans le textile qui ont connu le chômage, contrôlaient de près ses résultats – cet ingénieur en informatique a lu «Gagner», d’un certain Bernard Tapie, dont il n’avait jamais entendu parler. «Ça a été une révélation», en sourit-il aujourd’hui. Il espère cependant ne pas tomber dans les travers de son mentor…
De la prison de Moulins à l’histoire médiévale
Depuis des mois, Philippe Maurice épluche les archives de la Lozère pour suivre l’ascension sociale des familles du Gévaudan. Chargé de recherches au CNRS et enseignant à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Philippe Maurice est un de nos plus brillants médiévistes. Il a déjà signé cinq volumes, dont une biographie de Guillaume le Conquérant, mais aussi un livre titré «De la haine à la vie» (Le Cherche-Midi, 2001), dans lequel il revient sur son itinéraire personnel. Car, avant de devenir historien, il fréquentait le milieu de la grande délinquance, au point d’avoir été… condamné à mort en 1980 pour le meurtre d’un policier. Gracié par François Mitterrand, c’est le garde des Sceaux, Robert Badinter, qui lui a annoncé cette décision à la prison de Moulins (Allier), en l’exhortant à reprendre des études. Muni de son seul CAP d’aide-comptable, Philippe Maurice s’est aussitôt mis à bûcher, obtenant le bac, une licence d’histoire, un DEA, puis une thèse avec la mention «très honorable». Ce parcours d’excellence, c’était sa contribution au combat des abolitionnistes. Sa façon à lui de montrer que, si mal partie soit-elle, une destinée peut toujours s’inverser.
D’un guichet du Crédit lyonnais à la direction de BNP Paribas
Avec ses diplômes, lui avait-on fait savoir, le mieux qu’Alain Papiasse pouvait espérer était d’obtenir la direction d’un petit groupe d’agences bancaires à la fin de sa carrière. Trop peu pour lui. A 57 ans, il a aujourd’hui la haute main sur tout le financement des entreprises et les activités de marché de sa banque, BNP Paribas. Et il figure dans le top 5 de l’établissement, avec la responsabilité de 20 000 salariés. Tout commence en 1973. Le bac en poche, il signe pour un job à temps plein et se retrouve aux écritures dans une agence du Crédit lyonnais de la place de la Nation, à Paris. Ensuite, son talent et ses bonnes fées, qui ont repéré un brillant employé, feront le reste. Au fil des ans et des promotions, Alain Papiasse passe par tous les postes de l’entreprise ou presque, accumulant un savoir-faire et un background exceptionnels. A 37 ans, après être sorti major de formations en cours du soir, il se voit confier la direction de la filiale new-yorkaise. En 2005, il quitte LCL pour la BNP, qui l’accueille directement au sein de son comité exécutif, excusez du peu.
Des bidonvilles du Laos à l’agrégation de philo
«Je suis né dans un caniveau de Vientiane», commence le philosophe. C’est René Péchard, le fondateur de l’association humanitaire Enfants du Mékong, qui l’arrache à la misère. Daniel Truong-Loï finit par arriver en France en 1974, à l’âge de 8 ans, accompagné de sa mère. Ils passent de foyers de la DDASS à des piaules insalubres, jusqu’à ce qu’elle soit embauchée à Nantua (Ain) comme ouvrière plasturgiste. Le petit Daniel peut enfin suivre une scolarité normale, et enchaîner les étapes d’un parcours d’exception : bac scientifique avec mention très bien, fac de Lyon, cinquième place à l’agrégation de philo. Désormais professeur de khâgne à Bordeaux, il prépare ses élèves au concours de Normale sup. Ce qui ne l’empêche pas de militer avec ses amis du Club XXIe siècle, qui regroupe des personnes issues de la diversité sorties du lot grâce à l’école de la République.
D’un milieu ouvrier au monde de la finance
Né à Chamonix en 1966, Lorenzo Bergomi a attendu l’école maternelle pour apprendre le français. Ses parents étaient immigrés de trop fraîche date pour abandonner l’usage de l’italien. «Mais ils avaient choisi la France parce qu’ils croyaient à son modèle d’intégration fondé sur l’école», se souvient leur fils. Pendant que son père trimait comme ouvrier d’entretien au téléphérique de l’aiguille du Midi, sa mère s’occupait de l’éducation des quatre enfants. Résultat : Lorenzo est devenu ingénieur télécoms, avant de faire un DEA de physique, une thèse au Commissariat à l’énergie atomique, et de filer aux Etats-Unis compléter sa formation au MIT, la célèbre université de Boston. C’est là qu’il découvre la haute finance. De retour à Paris en 1996, Lorenzo Bergomi devient spécialiste des produits dérivés à la Société générale. Dix ans plus tard, la profession le désignera «Quant of the Year» 2009, une sorte de champion du monde dans ce domaine. Aujourd’hui, il dirige la recherche sur les modèles mathématiques liés aux marchés des capitaux, une activité dont sa banque est le leader planétaire.
D’un village sénégalais au caviar de Petrossian
A la maison, Rougui Dia ne cuisinait jamais. C’est sa mère qui préparait le «tiep bou dien», le riz au poisson sénégalais, selon la recette de ses grands-parents restés au village, dans le nord du pays. On imagine donc la surprise d’Aïssata lorsque, en 1989, sa fille, alors âgée de 13 ans, lui a demandé de l’inscrire dans un CAP de cuisine. Elle et son mari, ouvrier dans une fabrique de cintres, ont pourtant répondu oui sans hésiter. Quelques années plus tard, CAP, BEP, et même bac pro en poche, Rougui Dia se lance sur le marché du travail. Et se heurte à la discrimination. «Lorsqu’on me voyait arriver, la place était toujours prise», se souvient-elle. Cela ne l’a pas empêchée de percer. Remarquée par deux virtuoses des pianos parisiens, Sébastien Faré et Philippe Conticini, elle les accompagne dans plusieurs grands établissements. Avant d’entrer chez Petrossian, le roi du caviar, dont elle tient depuis 2005 les rênes du restaurant.
18/9/2012, Etienne Gingembre
Source : Capital