Arrivés dans les années 1970 pour construire les villes nouvelles, de nombreux travailleurs migrants vivent encore isolés dans des foyers Adoma. Une expo leur est consacrée à Evry.
Taieb retire son bonnet et avant de prendre la pose, solennel, passe sa main dans ses cheveux blancs. A bientôt 70 ans, cet Algérien n’a pas perdu en coquetterie, à moins que ce ne soit de la pudeur. La pudeur de ceux qui se sont faits petits durant trop longtemps et qui, à force, n’ont jamais vraiment pris leur place. Celle de Taieb Ben Hafed fait 7 m2. Une chambre qu’il occupe depuis 1977 au foyer Adoma des Miroirs à Evry, comme tant d’autres qui ont construit la France des 30 Glorieuses.
Ce sont les « chibanis », les vieux travailleurs migrants restés en France. Jusqu’au 27 septembre, une exposition de photographie les met à l’honneur à la maison départementale de l’habitat à Evry.
Au cœur du quartier des Pyramides, plus de la moitié des 267 résidants du foyer des Miroirs ont maintenant plus de 60 ans. Soixante d’entre eux ont même dépassé les 80 ans. « J’ai laissé ma femme et mes six enfants pour venir travailler en France en 1970 », explique Taieb comme une évidence. « J’ai travaillé partout, j’ai construit Evry-Village, la préfecture, les Tarterêts… A l’époque, c’était des champs et des bois », se souvient le chibani, les yeux perçant de fierté.
Après une vie de labeur, il vit aujourd’hui avec 800 € par mois. Une petite retraite, une aide de la CAF et le minimum vieillesse. Seulement, pour ne pas les perdre, Taieb doit justifier de six mois de résidence en France par an. « Je fais des allers-retours entre l’Algérie et ici, mais j’aime bien voyager, c’est pas grave », raconte-t-il sans ressentiment. « Il est jeune lui, ça lui fait du bien de bouger », se moque Saïd, son voisin croisé dans le hall de la résidence. Construite en 1970 pour accueillir les travailleurs migrants dont la France avait besoin, elle n’a depuis pas fait l’objet de réhabilitation. « Cela commence à être problématique, le bâtiment n’est pas adapté à une prise en charge des personnes âgées », avoue Eric Poli, responsable du foyer des Miroirs. « Autrefois, nous avions une cafétéria où les chibanis se retrouvaient tous les jours et échangeaient avec les plus jeunes, mais plus personne ne vient, on l’a fermée », lance-t-il, premier déçu. Avec sa collègue, ils s’occupent en ce moment de faire venir une aide à domicile, « pour un résidant qui perd la tête ». Les autres chibanis sont encore autonomes.
Dans sa chambre, Saïd M’Barek, 65 ans, ne manque de rien. Un petit lit, un frigo, et surtout des dizaines de photographies de sa famille, restée au Maroc. Sur les murs aux couleurs tièdes, les calendriers des dernières années passées ici. « Trente-neuf ans, ça fait beaucoup mais j’aime la France, je veux garder ma piaule », lâche le bientôt retraité. Arrivé en France en 1973, il a travaillé à la construction du centre commercial Parly 2 (Yvelines), à la gare d’Evry et a « fabriqué des 4L » chez Renault à Boulognes-Billancourt (Hauts-de-Seine). « Ma vie est ici, les jeunes du quartier, je les connais depuis qu’ils sont tout petits. » Surtout, il faut entretenir sa famille restée « là-bas ». De famille, Khemiri Bel Hassen, 70 ans, n’en a plus. Ni en Tunisie ni en France. Les 300 € de loyer payés, il ne lui reste pas beaucoup plus pour vivre avec sa petite retraite de manutentionnaire. Alors, depuis 1983, il se satisfait de sa chambre et a trouvé ses repères au foyer. « C’est petit, mais où aller? Ma vie, elle est ici malgré tout, non? » Demande-t-il le souffle court, avant de se dérober rapidement malgré un pas hésitant.
19.09.2012, Marion Kremp
Source : Le Parisien