Interview de Yannick Cahuzac, chercheur et spécialiste de l'extrême-droite sur internet, sur la galaxie du web identitaire.
Dans son dossier consacré aux néo-réacs, le "Nouvel Observateur" s'est penché sur l'écho de l'affaire Millet, du nom de l'auteur d'"Eloge littéraire d'Anders Breivik" dans la "réacosphère". Yannick Cahuzac, sociologue et spécialiste de l'extrême droite sur internet, décrypte les ressorts de la galaxie du web identitaire.
Avez-vous noté un regain d'activité au sein de la réacosphère lors de la polémique autour de Richard Millet ?
- Si on se penche sur fdesouche, site le plus visité de la "réacosphère", les publications accompagnées des mots-clés Millet et Camus sont souvent les plus commentées. Il en va de même de l'affaire Breivik et de l'affaire Merah qui ont donné lieu à des centaines de pages de commentaires.
Outre fdesouche, le sujet fait l'objet de discussions sur le forum du parti de l'In-nocence lancé par l'écrivain Renaud Camus, qui y intervient d'ailleurs souvent sous forme de communiqués. Sa participation aux assises de l'islamisation en 2010 et la procédure lancée par le Mrap à son encontre ont contribué au regain d'activité du forum et ont dressé des ponts entre différentes entités dont Riposte Laïque, le Bloc Identitaire ou fdesouche. Un phénomène qui s'est amplifié après son soutien à Marine Le Pen pendant l'élection présidentielle.
Les récents écrits et propos de Millet rencontrent un écho au-delà de la seule extrême-droite. Ses prises de position radicales ainsi que celles de Camus suscitent des prises de position tout aussi radicales parmi leurs détracteurs, consistant à faire pressions sur les employeurs de ces derniers. Outre la nature excessive du procédé, l'effet indirect de ce type de méthode est d'entretenir l'image de "martyrs de la pensée unique" dont ils s'auréolent.
Le rejet de l'immigration, particulièrement de l'immigration dite musulmane, s'articule sur les sites les plus radicaux sous les traits de la théorie du complot Eurabia, faisant de l'immigration arabo-musulmane un plan des élites pour arabiser – et aujourd'hui islamiser - l'Occident. Cette théorie rencontre un certain écho dans l'idée du "grand remplacement" théorisé par Renaud Camus, une idée par ailleurs commune dans l'extrême-droite depuis 40 ans. Il y a derrière cette idée un rejet de la société moderne, fondée sur des bases identitaires. Dans l'extrême-droite la plus radicale, le thème de l'américanisation de la société lié à la peur d'une société multiculturelle rentre en conjonction avec celui de l'islamisation.
Qui sont les internautes qui visitent ces sites ? Qu'est-ce les pousse à venir?
- Je ne pense pas que l'on puisse dresser un portrait type de l'internaute fréquentant ce type de sites. Il y a mille portraits, de droite comme de gauche, ouvrier comme étudiant, chef d'entreprise comme artisan, avec un niveau d'étude élevé ou non… On fait souvent le lien entre ignorance et xénophobie mais c'est un a priori clairement à réviser. S'il fallait définir un profil type, ce serait quelqu'un qui a peur ou qui est inquiet. Le contexte international joue à plein dans cette peur, surtout depuis les attentats du 11 septembre. Entrent en conjonction les problématiques liées au communautarisme qui ont rythmé l'actualité médiatico-politique depuis et poussent nombre de personnes à glisser d'un légitime rejet de l'islamisme à une peur de l'islam dans son ensemble. On peut citer Libertyvox, qui est l'héritier de vieux sites désormais disparus comme "SOS racailles" ou "occidentalis". Un site exclusivement consacré à la critique de l'islam qui a un forum de discussion très actif autour de l'islamologue Anne-Marie Delcambre.
Le site le plus visité reste fdesouche, qui n'est au fond qu'une revue de presse orientée dont l'essentiel de l'activité repose sur les commentaires de ses membres. Certains vont chercher des réponses sur ces sites, mais aussi un moyen d'exprimer leurs sentiments. Ils y trouvent des militants et se forment à leur tour en participant à la diffusion des textes et des idées hostiles aux musulmans, entendus dans cette mouvance comme entité inassimilable. Certains commentateurs collaborent pour mener des "actions" en se donnant rendez-vous sur tel ou tel site d'information pour "troller" la section commentaires d'un article en particulier ou pour faire pencher les votes d'un sondage en ligne. Il faut aussi noter qu'il existe des sites de mouvements islamistes de langue française sur Internet, et les deux mouvances s'entretiennent mutuellement en quelque sorte.
Quelle est la place du conspirationnisme ?
- Le conspirationnisme est au cœur de la dynamique de la circulation des idées de droite radicale sur internet. Concernant la mouvance dont il est question ici, c'est la théorie d'Eurabia qui prévaut et qui fonctionne en tant que "liant" entre rejet de l'islam et rejet de l'immigration, entendue en tant que subversion et colonisation culturelles. Les théories du complot de ce type trouvent sur Internet un terrain favorable : la mise en connexion rapide facilite l'utilisation de photos, de vidéos, de propos sortis de leurs contextes, de rumeurs. La droite radicale n'a pas l'exclusivité de cette pensée conspiratoire, qu'on peut retrouver sur tout l'échiquier politique. La théorie du complot a cela d'avantageux qu'elle permet de définir un ennemi (et différentes figures de celui-ci) absolu dont l'action supposée est d'aller à l'encontre même du bien-être de l'humanité. Elle fait office de ciment dans bien des constructions politiques.
Faut-il supprimer ces sites?
- L'interdiction n'est pas une solution. D'une part, les sites pourraient de toute façon réapparaître et capitaliser sur leur image de martyr comme a pu le faire le Front national à une autre époque. D'autre part, c'est contre l'éthique même d'internet en tant qu'espace de libre expression. Il y a des lois condamnant les appels à la haine et la négation de crimes, et qui peuvent souvent être appliquées si cela est nécessaire. Pour le reste, internet étant fondé sur une conception du droit à l'expression à l'américaine, il me semble difficile de mener une politique d'interdiction totale. C'est aussi une question technique. Je pense que pour démonter ce type de discours, il faut beaucoup de pédagogie, même si ce n'est pas évident. Il faut aussi œuvrer pour faire connaître les outils de vérification de l'information comme les sites hoaxbuster, conspiracywatch, ou encore un site comme owni.
Je pense surtout qu'il ne faut pas laisser certains sujets aux mains de certains partis sous prétexte de ne pas "faire leur jeu". Il y a, de la part du Front national, une instrumentalisation de la laïcité et de la République, une sorte d'OPA sur ces idées par l'extrême-droite et un certain nombre de penseurs conservateurs. Dans le même temps, ces valeurs là sont dénoncées comme "racistes" par un certain nombre de militants de gauche. Ce que l'on observe dans ce double phénomène, c'est une sorte de remise en cause du modèle républicain au sein de la vie politique française, dont les répercussions ont d'ailleurs sévèrement touché les militants féministes et antiracistes. D'où la nécessité de faire face à ces problématiques pour éviter de les voir accaparées par des discours fantasmatiques et identitaires.
21/9/2012, Estelle Gross
Source : Le Nouvel Observateur
Cette revue de presse ne prétend pas à l'exhaustivité et ne reflète que des commentaires ou analyses parus dans la presse marocaine, internationale et autres publications, qui n'engagent en rien le CCME.
"Le conspirationnisme est au cœur de la réacosphère"
Publié dans Médias et migration
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