samedi 2 novembre 2024 14:18

picto infoCette revue de presse ne prétend pas à l'exhaustivité et ne reflète que des commentaires ou analyses parus dans la presse marocaine, internationale et autres publications, qui n'engagent en rien le CCME.

En Espagne, de nouvelles frontières se dressent dans l’accès aux soins

Cela fait tout juste un mois qu'est entrée en vigueur en Espagne la restriction d'accès aux soins des immigrés en situation irrégulière. Depuis le 1er septembre, le décret-loi 16/2012 leur a en effet retiré leur "carte de santé", l'équivalent espagnol de la carte vitale, qui permet de prendre rendez-vous en centre de santé, de se faire soigner à l'hôpital ou d'obtenir des médicaments en pharmacie. Désormais, ceux qui n'ont pas ou n'ont plus de permis de séjour – leur nombre est estimé à 153 000 par l'Institut national de la statistique – doivent en théorie payer plein tarif pour ces soins. Seuls les mineurs, les femmes enceintes et les cas d'urgence sont épargnés par la mesure. L'objectif du gouvernement : économiser 1,5 milliard d'euros dans le budget de la santé.

Mais quelques semaines après son application, plusieurs écueils apparaissent. "Application confuse, manque de préparation, disparité des critères... L'exclusion des immigrés sans permis de séjour du système de santé publique a conduit à un foutoir monumental", écrit El Pais, dans un premier bilan sévère de la mesure. Le décret 16/2012, appliqué avec beaucoup de disparités sur le territoire espagnol, soulève de nombreux problèmes.

Une mise en chantier précipitée

Le retrait de la carte de santé aux sans-papiers a été décidé par la ministre de la santé Ana Mato en avril et le décret faisant office de loi a été publié le 3 août. Le 1er septembre, plusieurs régions ont été prises de court, les listes des personnes concernées par le retrait de la carte n'étant pas prêtes. La région Castille-La-Manche, par exemple, n'applique pas encore le décret car les autorités administratives vérifient encore les bases de données des bénéficiaires de la couverture maladie fournies par le ministère de la santé. Du côté du corps médical, l'impréparation est aussi grande. Comment facturer les soins ? Quelles informations demander au patient en situation irrégulière ? Faut-il les faire payer ou non ?

Le gouvernement se félicite, lui, qu'aucun incident n'ait été rapporté depuis l'entrée en vigueur de la mesure. Mais des ONG comme Médecins du monde ont souligné que ce retrait de carte sans anicroche pouvait s'expliquer par le moindre recours des sans-papiers aux centres de santé. "Il y a une grande confusion au sein de la profession médicale et une inquiétude parmi les immigrés, qui ne veulent pas consulter par peur d'être fichés", souligne un porte-parole de l'ONG médicale. En effet, pour pouvoir être facturés, les immigrés sans carte d'assurance maladie doivent laisser toutes leurs coordonnées personnelles.

D'une région à une autre, l'application n'est pas la même

En Espagne, la santé relève encore principalement des compétences régionales, le décret s'applique donc avec une grande disparité sur le territoire espagnol. Neuf communautés autonomes (parmi lesquelles Madrid, Aragon, les Baléares, Valence), toutes dirigées par le Partido popular (PP), le parti majoritaire au niveau fédéral, suivent le texte au pied de la lettre. Huit régions (parmi lesquelles deux dirigées par le PP : la Galice et Castille-et-Léon) refusent de suivre la feuille de route du gouvernement et de faire payer les patients. Certaines régions se rebellent car elles s'opposent sur le fond au décret. D'autres ont également été piquées de voir le gouvernement central s'immiscer dans leur domaine de compétence. Les modèles suivis ne sont donc pas les mêmes. La Castille-et-Léon cherche par exemple à faire payer les pays d'origine des patients. La Galice a mis au point un système régional de protection sociale pour les patients sans permis de séjour. La Catalogne ou le Pays basque réfléchissent à distribuer des cartes donnant accès à un réseau de santé local plus limité.

L'Andalousie, dirigée par un gouvernement local socialiste, se démarque en étant la seule région à être restée sur l'ancien système, garantissant la même couverture maladie aux sans-papiers qu'au reste de la population. Balayant quelques idées reçues, le gouvernement andalou estime que la population immigrée, relativement jeune et en bonne santé, ne coûte pas très cher en soins. "Dans les centres de santé de la région, les immigrés sans permis de séjour ne représentent que 0,6 % des patients soignés", souligne María José Montero, déléguée à la santé au sein du gouvernement andalou, justifiant ainsi la position de la région.

Une mesure discriminatoire...

Le retrait de la carte de santé aux immigrés en situation irrégulière a soulevé une vague de protestation, car cette mesure ouvre une brèche dans le système de santé public espagnol, qui perd là une part de son caractère universel. Non seulement ce décret cible une population souvent fragile économiquement (beaucoup d'étrangers se voient retirer leur permis de séjour suite à une période de chômage prolongé), et qui n'aura pas les moyens de se payer des soins, mais le retrait de la carte d'assurance maladie a des conséquences administratives de taille pour l'immigré. Pour obtenir un permis de séjour par exemple, l'administration exige que le demandeur soit à jour de ses paiements à la Sécurité sociale. L'accumulation d'impayés peut donc entraîner une personne immigrée dans un cercle vicieux où il sera encore plus difficile de sortir de l'irrégularité. L'association catholique Caritas, très implantée en Espagne, mobilise ainsi ses juristes pour réfléchir aux conséquences administratives des impayés.

... pas forcément économique

Beaucoup de médecins, organisations caritatives et politiques craignent par ailleurs que la mesure détourne les migrants sans-papiers du premier niveau de soins, celui des centres de santé et des médecins traitants, celui qui permet d'éviter que des maladies bénignes ne dégénèrent en pathologies plus graves. "En plus d'entraîner l'interruption de certains traitements et protocoles de surveillance, cela signifie, pour des milliers de personnes, l'impossibilité d'accéder à la médecine préventive et au diagnostic", s'inquiète Médecins du monde. Et le risque de devoir se tourner vers des urgences hospitalières saturées (qui, elles, sont ouvertes à tous, quelle que soit la situation administrative du patient) pour se faire soigner des complications. Face à ce risque, l'argument de l'économie budgétaire est mis à mal. C'est d'ailleurs pour ces mêmes raisons qu'en France, la ministre de la santé, Marisol Touraine, a justifié en juin la suppression de la franchise de l'aide médicale d'Etat.

Des sanctions pour les désobéisseurs civils ?

Pour garantir une continuité de l'accès à la santé, de nombreux professionnels refusent d'appliquer le décret, qu'ils jugent être un premier pas vers une privatisation du système de santé. "Cette mesure criminalise (les sans-papiers) et encourage le racisme et l'exclusion sociale", justifie ainsi une médecin objectrice de conscience dans El Diario. Beaucoup de médecins, infirmiers, pharmaciens ont rejoint la plateforme Yo sí, sanidad universal (Moi oui, pour une santé universelle), qui encourage le personnel soignant et les citoyens à désobéir, en prenant par exemple des rendez-vous à son nom pour les exclus du système et en les accompagnant à leur consultation.

En Catalogne, des médecins tentent de contourner la loi par plusieurs biais. En rédigeant une ordonnance, ils cherchent notamment à prescrire les boîtes de plus faible contenu, car la franchise médicale sur les boîtes de médicaments ne s'applique qu'à partir de 1,67 euros. Par exemple, pour un antibiotique tel l'Amoxicilline, le médecin prescrira deux boîtes de 12 comprimés plutôt qu'une boîte de 24 comprimés dont le prix dépassera 1,67 euros. Cette technique se diffuse par bouche-à-oreille parmi les médecins catalans, selon EuropaPress.

Reste à savoir si l'Etat emploiera des méthodes contraignantes pour faire appliquer la loi. Le président de l'Organisation collégiale de médecine (OMC), Juan José Rodríguez Sendín, a demandé qu'aucun professionnel de santé ne soit sanctionné pour avoir soigné un sans-papiers. Et Médecins du monde a lancé une pétition, Derecho a curar (le droit de soigner), qui a déjà recueilli plusieurs milliers de signatures pour que soient protégés les désobéisseurs civils.

Une carte d'assurance maladie à 710 euros ?

Le retrait de la carte de santé aux migrants irréguliers n'est qu'une des étapes envisagées par le gouvernement. Mercredi 3 octobre, une Commission interterritoriale sur le système national de santé doit en effet se réunir pour évoquer la mise en place d'une cotisation annuelle de 710 euros (pour les moins de 65 ans) ou de 1 864 euros (pour les plus de 65 ans) pour qu'un étranger sans papiers ait une assurance maladie. Les services compris dans cette couverture médicale de deuxième catégorie n'incluraient pas le paiement de médicaments, de prothèses extérieures (comme un fauteuil roulant ou un corset) ou de transport sanitaire. Mais à 59 euros mensuels minimum, le tarif de la cotisation est jugé irréaliste pour une population fragile sur le plan économique. Débat à suivre ces prochains jours.

02 octobre 2012, Mathilde Gérard

Source : Le Monde

Google+ Google+