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Au Maroc, "des arts rebelles et citoyens"

Un grand intellectuel du Maroc, Driss Khrouz, parle du printemps arabe, de la liberté et des difficultés des artistes aujourd’hui. En lancement de Daba. Entretien

Driss Khrouz n’est pas seulement le "coordinateur" au Maroc du festival Daba et le directeur général de la Bibliothèque nationale du Maroc à Rabat. Né en 1950 dans le Sud berbère, enfant, il ne parlait que l’amazigh, mais il est devenu un des grands intellectuels du Maroc, proche à la fois des hautes sphères de l’Etat (il est socialiste) et conservant son franc-parler, son esprit critique et sa proximité avec les milieux culturels et artistiques.

Nous l’avons interrogé sur Daba et sur la situation au Maroc pour les artistes.

Peut-on dire qu’avec l’avènement de Mohammed VI, en 1999, le Maroc a connu sa “movida”, son mouvement de renouveau culturel avec un vent de liberté et de créativité ?

Ce changement a en fait commencé dès 1993, quand Hasan II, alors monarque absolu, avait intelligemment compris que le monde changeait et que le Maroc devait aussi le faire. Le communisme s’était effondré, la donne géopolitique mondiale évoluait. Il ne pouvait plus régner encore en théocrate. Il fallait changer aussi pour assurer la pérennité de la monarchie, d’autant que son fils avait été éduqué dans une autre culture, moderne et cosmopolite. C’est donc dès 1993 qu’ont commencé des réformes aussi fondamentales que celles sur le droit de la famille. Mais il est vrai que ce mouvement de réforme s’est fortement épanoui à partir de 2000 autour du mouvement associatif et culturel. Avant cela, on tolérait encore mal l’expression libre, mais le contexte mondial avait changé. La littérature marocaine, il est vrai, a toujours été forte. Mais les écrivains, les artistes ont été dans l’opposition (je pense à l’Union des écrivains du Maroc), la plupart étaient dans la mouvance socialiste. Ils n’ont jamais accepté de devenir des "fonctionnaires de l’Etat", cela a été leur force.

Mais même aujourd’hui, l’aide de l’Etat aux artistes et écrivains reste minime, alors que l’entourage royal (le Mahkzen) subsidie très fortement de grandes manifestations de pur prestige comme le festival de musique Mawazine ?

C’est vrai que les moyens publics pour aider la culture restent dérisoires, et qu’il faut compter sur le mécénat privé qui, souvent, aide des grandes manifestations soutenues par des hommes politiques. On a, certes, créé dans les années 90 de nombreuses institutions culturelles, mais sans aider pour autant les artistes eux-mêmes. Le marché fait des choix a priori mercantiles comme l’a montré l’exemple d’un ami peintre dont toute la production pour les 4 ans à venir a été achetée par un prince du Golfe. L’Etat ne parvient pas réellement à aider les créateurs individuels.

Le Maroc a comme force ses diversités anciennes : sa culture amazigh (berbère) enfin reconnue officiellement dans la Constitution, ses origines juives sur lesquelles vous insistez souvent, son héritage du soufisme.

Depuis qu’en 2011, la Constitution l’a reconnue comme langue officielle, au niveau de l’arabe, la culture amazigh peut se développer totalement. Quant aux origines juives ou soufies, ce sont des dimensions importantes qui nous protègent de l’extrémisme musulman des salafistes ou de celui wahabite importé par les pétrodollars du Golfe. Il est important de garder cela, comme de souligner, par exemple, que notre musique "gnawa", dont nous sommes si fiers, vient du mot "Guinée" et, donc, d’un héritage noir. Je sais bien qu’il y a parfois au Maroc, dans la population, un certain rejet des juifs ou des Noirs venus aujourd’hui du sud du Sahara, raison de plus pour rappeler l’importance de cet héritage sur notre culture. La majorité des jeunes au Maroc ne connaissent plus les juifs et ne savent pas qu’on a poussé les juifs du Maroc à venir en Israël où ils sont nombreux à se plaindre d’être discriminés par rapport aux juifs venus d’Europe. Il y a même des retours au Maroc.

Le Maroc a connu son printemps arabe avec le mouvement du 20 février qui rassemblait, entre autres, la majorité des artistes, intellectuels et écrivains. Les objectifs de ce mouvement n’ont souvent pas été atteints et les tenants du 20 février sont parfois, aujourd’hui, inquiétés.

Ce mouvement que j’ai soutenu au départ et qui a joué un rôle très important dans les réformes annoncées par le Roi, s’est d’abord affaibli sous ses propres contradictions. Il s’est fait instrumentaliser par les mouvements religieux. Et les grands vainqueurs de tout cela furent les islamistes très bien organisés comme ailleurs dans le monde arabe. Les printemps arabes furent d’abord des printemps pour les islamistes. Il y a cependant aujourd’hui une plus grande liberté de pensée. De grands intellectuels peuvent fustiger le pouvoir royal sans être inquiétés. Il y a des lignes rouges, c’est vrai (NdlR : critiquer le Roi, parler du Sud saharien, parler de l’islam), mais il y a moyen de composer intelligemment avec elles en gardant l’idée de "respect".

Ce qui est a apparu aussi, c’est que la société marocaine, celle des banlieues des villes, reste fondamentalement traditionaliste. C’est dû à notre enseignement qui a toujours véhiculé une culture de la soumission.

C’est dû aux télévisions, soit inintéressantes, soit travaillées par les chaînes islamistes du Golfe. La communauté marocaine traditionnelle n’est cependant pas intégriste. Et il faut veiller à ce qu’elle ne le devienne pas. La forêt qui pousse le mieux au Maroc, ce sont les antennes paraboliques sur les toits. Or, cette télévision cultive la bêtise auprès de masses encore souvent analphabètes. Il faut donc que tous, à commencer par l’Etat et le Roi, se donnent les moyens pour que la tradition ne signifie pas la fermeture. L’enjeu, aujourd’hui, est la survie et le maintien de ce monde associatif et culturel menacé par les extrémistes islamistes.

Dans ce contexte, quelle est l’importance de Daba Maroc ?

Montrer qu’il y a au Maroc des formes d’art rebelles, citoyennes, non soumises. Faire le lien avec la Belgique dans cette francophonie non française, unie par la langue. Montrer cela aussi à la diaspora marocaine en Belgique dont une partie est travaillée par le fondamentalisme qui cherche à convertir ces Marocains au chiisme ou au salafisme grâce à des financements saoudiens ou du Qatar, pour, par ricochet, rebondir au Maroc et affaiblir le malakisme (l’islam marocain). On montrera aussi, comme le dit Fabienne Verstraeten, la vitalité énorme et neuve du secteur culturel marocain en Belgique - et je veillerai à ce que cette vitalité puisse venir aussi se montrer au Maroc.

03/10/2012, Guy Duplat

Source : La Libre Belgique

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