Benjamin Stora, historien, professeur à l’Université Paris XIII est l’auteur de très nombreux ouvrages. Son dernier livre se situe dans la continuité de trois autres parus chez Stock: «La dernière génération d’octobre», «Les trois exils: Juifs d’Algérie» et «Les guerres sans fin». Benjamin Stora a publié une trentaine d’ouvrages et dirigé plusieurs publications. Il a également été conseiller historique du film Indochine de Régis Wargnier, de Là-bas… mon pays d’Alexandre Arcady en 2000, du Premier homme, de Gianni Amelio (2010), adaptation pour le cinéma du roman d’Albert Camus, et du film “Les Hommes libres” d’Ismaël Ferroukhi, présenté au Festival de Cannes en 2011. Il a publié récemment «La guerre d’Algérie expliquée à tous» (Seuil, 2012).
A l’occasion de l’entrée des enfants d’immigrés à l’assemblée nationale, il nous a accordé cet entretien.
Libé : Nous avons eu une campagne électorale très dure autour de l’immigration avec un résultat élevé pour l’extrême droite qui a vu 3 députés Front National entrer à l’Assemblée nationale. Pourtant toutes les institutions élues sont maintenant à gauche. La vie politique est vraiment difficile à comprendre en France. Quel regard portez-vous sur cette situation?
Benjamin Stora : Il faut se méfier des résultats. Il y a d’abord l’abstention massive. Le taux d’abstention est historique. Il y a un détachement vis-à-vis de la chose politique en général. On ne sait pas ce qu’il y a derrière. Qu’est-ce que ça recouvre ? Quel est l’enjeu ? Quel type de démonstration idéologique se cache derrière ça ? Il faut donc se méfier des chiffres.
Il y a deux aspects. Les élections législatives amplifient d’abord le scrutin présidentiel, puisqu’on vit dans un système très centralisé autour de la personne du président. C’est une loi de la Vème République qui vise à donner au président de la République le plus de pouvoir possible. C’est une évidence classique en France. Il y a aussi un 2ème aspect. Les élections législatives permettent de juger sur le plan local, l’enracinement local, comme les élections municipales d’un certain point de vue. Elles traduisent une réalité locale. C’est pour ça que les parachutés sont mal vécus. Elles traduisent une réalité de forces locales.
Nous avons 4 enfants d’immigrés maghrébins à l’Assemblée nationale, élus pour la première fois, mais cela ne reflète pas la diversité et la présence de cette minorité en France. Est-ce que c’est toujours la question de la guerre d’Algérie qui bouleverse la société française ?
Il y a bien sûr toujours la question coloniale au sens large qui continue de jouer. Mais les 4 élus sont de gauche, investis par le Parti socialiste. Ces élus ont fait des carrières militantes. Ils sont jeunes mais ce sont de vieux militants qui sont là depuis des années, bien investis dans les fédérations du PS. Leur élection est aussi le produit d’un travail politique ancien, pas simplement au nom d’une minorité ou de la diversité. Il ne faut pas oublier qu’en France il y a le principe de l’intégration par la politique, par les appareils politiques. Ça a été le cas pour les Italiens, les Polonais. Mais ça a pris du retard en ce qui concerne les Maghrébins. On aurait dû avoir cette intégration par l’appareil politique au début des années 1990, mais on la voit en 2010 et toujours par l’intermédiaire de la Gauche. C’est d’ailleurs la tradition en France. Les gens issus des immigrations les plus récentes sont toujours intégrés dans la vie sociale et politique par la Gauche et très rarement par la Droite. Quand c’est par la Droite c’est par en haut comme les nominations de Rachida Dati ou Rama Yade qui ne sont pas le produit d’un enracinement réel. C’est la différence entre la Droite et la Gauche. A Gauche, c’est le produit d’un travail politique sur la durée, alors qu’à Droite ce sont des choix d’en haut.
Il faut aussi regarder un autre chiffre : celui du nombre des conseillers municipaux issus des immigrations maghrébines. C’est un chiffre très important à Gauche, plusieurs centaines d’élus municipaux. Etre député, c’est plus fort encore, alors quatre députés, c’est déjà considérable. A mes yeux un saut a été franchi.
Est-ce que la France va connaître dans les cinq prochaines années un discours sur l’immigration apaisé après une inflation de lois et de discours anti-immigrés ?
Il faut l’espérer, mais ça a toujours fonctionné sur le mode conflictuel. Le rapport aux minorités est toujours très conflictuel dans les sociétés. Ce n’est jamais harmonieux. Les processus d’intégration sont toujours le produit de batailles politiques, sociales, d’investissement à travers le syndicalisme ouvrier qui a été fort. Il faut espérer qu’il y ait un discours par en haut qui soit moins un discours qui stigmatise, qui sépare, qui montre du doigt. Ce qu’on appelle l’intégration dans les sociétés d’accueil c’est toujours le produit d’une conflictualité. Ce n’est pas quelque chose qui arrive de manière harmonieuse. Dans le cas des immigrations maghrébines et africaines, le décalage temporel, à mon sens, est dû en grande partie à l’histoire coloniale française, décalage d’une ou deux générations. Mais c’est irréversible, compte tenu du nombre, de l’enracinement et du fait que les gens vivent complètement comme Français depuis deux ou trois générations. Plus personne ne songe au retour dans le pays d’origine. Je ne connais pas de gens de 40 ans nés sur le territoire français qui souhaitent quitter la France ou alors ils partent aux Etats-Unis, en Australie, en Angleterre. Quelques-uns reviennent en Algérie ou au Maroc. Mais c’est rare, tout simplement parce qu’ils sont français. Seulement, ils veulent rester fidèles à leurs origines par rapport à leurs parents, à leurs coutumes, à leur religion, mais c’est une fidélité mémorielle qui n’implique pas de déplacement géographique.
Vous étiez optimiste dans votre livre sur les révolutions arabes. L’êtes-vous toujours?
Je n’étais ni optimiste ni pessimiste. C’était une grande secousse qui a été nécessaire au monde arabe pour parvenir à plus de démocratie politique. Tous les ébranlements se font de cette manière. L’histoire se fait toujours comme je l’ai écrit il y a un an et demi.
Ne pensez-vous pas que les islamistes en cueillent les fruits ?
Les sociétés arabes sont faites de tout cela. Ce sont des contradictions, des conflits. Il y a des mouvements religieux, des mouvements de sociétés civiles. Cela fabrique des sociétés qui ne peuvent pas fonctionner seulement sur l’unanimisme, le nationalisme. Il y a des compétitions d’acteurs pour le pouvoir sur le plan social et culturel. Il y a des minorités.
C’est comme n’importe quelle société. C’est une illusion de croire que toutes les sociétés peuvent fonctionner de manière harmonieuse sur l’homogénéité, l’unanimisme, le nationalisme. Je n’ai jamais cru à ça. Ce sont des discours d’en haut qui masquent la réalité des sociétés. Maintenant, il faut appréhender les sociétés réelles qui sont dans des compétitions avec des luttes de classes, des luttes culturelles, des luttes politiques. C’est ça une société démocratique. Il peut y avoir des régressions, des avancées …Mais la vie démocratique, c’est la pluralité.
4/10/2012, Youssef Lahlali
Source : Libération