Interview avec Nacira Guénif-Souilamas, sociologue, maître de conférences à l’université Paris-XIII, affirme la prédominance des contraintes économiques sur les pressions familiales dans les cités.
Nacira Guénif-Souilamas, sociologue, a écrit, entre autres, avec Eric Macé, le livre les Féministes et le Garçon arabe (éd. de l’Aube, 2004), dans lequel elle dénonce la rhétorique sur les femmes de banlieue développée depuis cet évènement, notamment, par l’association Ni putes ni soumises.
Pourquoi critiquez-vous l’action de «Ni putes ni soumises», association née dans les sillage de la mort de Sohane Benziane ?
Je trouve qu’ils sont dans la surexploitation de la veine victimaire, alors que ces femmes n’ont pas besoin d’être considérées comme des victimes. Tout cela est un effet d’aubaine politique, et «Ni putes ni soumises» en est le symptôme. Il y a certes eu une dégradation des conditions d’existence dans laquelle vivent ces femmes en banlieue. On parle de milieux sociaux démunis.
Mais malgré tout, une certaine rhétorique politique persiste qui continue à présenter ces jeunes femmes uniquement comme des victimes. Et avec ça, il y a une politique de l’identité sexuelle qui s’est racialisée, avec l’idée qu’un machisme serait génétiquement attaché à certains hommes. Avec l’affaire DSK on s’est rendu compte que le machisme pouvait aussi toucher des hommes dans des positions de pouvoirs. Parlons de politique sexuelle, mais alors parlons de toute la population. Et puis, en lisant les travaux de terrains, on comprend que les parcours sont plus complexes, que les rapports sexuels entre femmes et hommes ne se traduisent plus seulement sous la forme du viol et de la guerre des sexes. Ce que montrent les travaux de terrain, ce n’est pas un climat où les jeunes filles seraient constamment menacées de viols.
Pour vous, cette rhétorique de victimisation des femmes dans les banlieues est-elle née dans les suites du meurtre de Sohane ou existait-elle déjà ?
C’était déjà dans l’air. Dans les années 90, on a commencé à avoir ce discours, misérabiliste, sur des filles surveillées par leur père, leur frère. Sur leur victimisation, mais aussi sur leur héroïsation, quand elles parvenaient à être diplômées ou même à sortir avec un blanc. Ces femmes pour moi ne sont ni des héroïnes ni des victimes.
Vous remettez en cause ce qui est dit sur la liberté de nombreuses jeunes filles dans les quartiers, sur leurs contraintes familiales ?
Oui il y a bien des tensions, mais dans beaucoup d’entretiens, les filles disent que leurs parents ne leur imposent pas de contraintes. Elles opèrent elles-mêmes des arbitrages, ce qu’elles veulent dire ou pas, ce qu’elles souhaitent faire ou non. Elles sont les artisanes de leur liberté tempérée.
Et ces contraintes dont on parle ne viennent pas seulement de leur famille, mais des conditions économiques et sociales qui leur sont imposées. Tout cela alimente un discours prédominant, comme quoi les filles ne pourront être «libérées» que si elles s’affranchissent de l’autorité des pères et des frères : depuis dix ans on ne dit que cela, en extrapolant à partir d’exemples. On sous-estime les travaux de terrain car il n’y a rien de sensationnel. A mon avis, ces jeunes filles ont beaucoup plus de mal à trouver un stage ou un emploi à la hauteur de leur diplôme qu’à s’affranchir de leurs parents pour sortir avec un garçon.
1/10/2012, Charlie Dupiot
Source : Libération