jeudi 4 juillet 2024 16:15

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«Une surenchère de la droite autour de l’ethnicisation»

La sociologue Nonna Mayer réagit à la publication d’un rapport sur l’altérité et le racisme dans les récentes campagnes électorales.

Directrice de recherche au CNRS, spécialiste des comportements politiques, des questions de racisme et d’antisémitisme, Nonna Mayer revient sur le rapport «Altérité, racisme et xénophobie dans les campagnes présidentielles et législatives de 2012», publié aujourd’hui par le cercle de réflexion Graines de France. Selon cette sociologue, ce document, qui met en avant une lecture de plus en plus ethnicisée de la société par la classe politique, vient rappeler la nécessité de «repenser le rapport à l’altérité», dans une France marquée par une montée des préjugés racistes et xénophobes.

Le rapport de Graines de France met clairement en avant une double évolution du discours politique : une mise en exergue de la diversité ethnique et une stigmatisation croissante de certaines populations. Sur quoi, selon vous, repose cette évolution de la grille de lecture de la société française ?

Cette évolution ne date pas de la campagne électorale de 2012. Dès ses premiers succès électoraux dans les années 80, le Front national stigmatise les immigrés, opposant aux vrais Français les «autres», différents par la couleur de peau, l’origine, la religion. En 1989 déjà, après «l’affaire des foulards» au collège de Creil, la candidate du FN Marie-France Stirbois fait campagne aux législatives partielles de Dreux sur le slogan «Non au tchador à l’école, non aux mosquées». Depuis longtemps, le FN a fait entrer cette grille de lecture «ethnique» dans le débat politique. Ce qui est nouveau, c’est la polarisation autour de l’islam et de ses pratiques. On peut dater le tournant, il remonte aux attentats du 11 septembre 2001, la percée de l’islamisme radical venant colorer négativement l’image de la religion musulmane et de ses fidèles, à travers toute l’Europe. L’autre élément nouveau, est la surenchère de la droite parlementaire, de Nicolas Sarkozy parlant de «musulman d’apparence» pour qualifier un des militaires abattus par Mohammed Merah, à son conseiller Henri Guaino estimant que la burka est un «problème de civilisation» et son ministre de l’Intérieur faisant du droit de vote des étrangers la porte ouverte au communautarisme, à la nourriture halal obligatoire dans les cantines et à la fin de la mixité dans les piscines. Comme si pour des raisons électorales la frontière entre UMP et FN était en train de tomber.

Cette ethnicisation relève-t-elle d’une seule stratégie politique de course aux voix du FN ?

Très largement oui, c’est une stratégie de droitisation, une manière de cadrer le débat autour de l’identité nationale, déjà mise en œuvre lors de la campagne de 2007, censée prendre des voix au Front national. Deux mois avant le scrutin le candidat Nicolas Sarkozy, à une émission télévisée rappelait à l’ordre les musulmans de France sur le thème «Quand on habite en France, on respecte ses règles : on n’est pas polygames, on ne pratique pas l’excision sur ses filles, on n’égorge pas le mouton dans son appartement». Et elle est réaffirmée avec force dès le discours de Grenoble, en juillet 2010, où le président de la République lie explicitement immigration et délinquance, stigmatise un groupe, les Roms, propose de déchoir de la nationalité française toute personne d’origine étrangère qui aurait porté atteinte à la vie d’un dépositaire de l’autorité publique, etc.

Electoralement, cette stratégie choisie par l’UMP a échoué. Or, cette ligne est maintenue dans la campagne interne actuelle. Comment l’expliquez-vous ?

Je dirais plutôt que cette stratégie est contestée au sein même de l’UMP, en pleine recomposition après sa défaite. Il n’y a pas de «ligne» unique, plutôt désaccord entre d’un côté les partisans d’une «droite décomplexée», derrière un Jean-François Copé stigmatisant le «racisme anti-Blancs» et des enfants musulmans qui voleraient des petits pains au chocolat pendant le ramadan, de l’autre des sensibilités plus modérées et humanistes derrière un François Fillon qui a toujours affirmé clairement son opposition au FN et à ses idées. Et pour l’instant, les sondages donnent plutôt le second gagnant.

Le rapport dénonce une gauche dans la réaction critique mais incapable de proposer un contre-modèle et une autre grille de lecture. Comment analysez-vous ce silence ?

La gauche arrive au pouvoir au milieu de la pire crise économique que la France ait connue depuis les années 30, elle doit prendre des mesures impopulaires, la cote du président et du Premier ministre est au plus bas, elle ne veut prendre aucun risque supplémentaire sur des sujets sensibles comme l’immigration, où la gauche est d’emblée suspectée de laxisme et de complaisance. Non seulement, si l’on en croit le rapport annuel de la CNCDH [Commission nationale consultative des droits de l’homme, ndlr] sur le racisme et la xénophobie, on observe depuis 2010 une remontée de l’intolérance dans l’opinion mais son propre électorat est divisé sur ces questions - sur le droit de vote des étrangers aux élections locales par exemple - comme le montrait un sondage récent pour la Fondation Jean Jaurès.

La gauche a-t-elle renoncé à être porte-parole de la lutte contre le racisme comme elle l’était dans les années 80 ? Et qui porte aujourd’hui cette parole ?

Je ne pense pas. La lutte contre le racisme au nom de valeurs égalitaires et universelles fait toujours partie des chromosomes de la gauche. Mais l’antiracisme ne suffit pas, il faut des actions concrètes pour lutter contre les discriminations et les mettre en œuvre, et pour faire vivre ensemble des communautés diverses, les mobiliser autour d’objectifs communs. Là ce sont les associations, sur le terrain, qui jouent le rôle décisif.

Face à la montée d’actes racistes ou antisémites en France, vous évoquez la «responsabilité» de la classe politique. Pouvez-vous expliquer ce qu’est cette responsabilité ?

Ce sont les propos des candidats et de leurs entourages, ceux des élites, repris par les médias, qui structurent et cadrent le débat politique, et tout particulièrement les discours des partis de gouvernement, ceux qui sont au pouvoir ou qui ont vocation à y être. Ils déterminent l’agenda, fournissent les argumentaires, ils donnent le ton. Au cours des deux dernières années, l’immigration y a tenu une place disproportionnée, et sous un jour essentiellement négatif. Les auteurs du rapport 2010 de la CNCDH disaient déjà le tort causé par «la succession de débats, de prises de parole politiques, de polémiques qui ont pour point commun d’interroger la place de l’étranger, du différent dans la société française actuelle», qui légitiment le repli xénophobe, alors que face à la crise il faudrait au contraire unir et rassembler.

La France a connu cette année de très graves violences antisémites (tueries de Toulouse) et des actes racistes contre des Maghrébins (fusillade d’Aigues-Mortes). Y a-t-il un lien selon vous entre ces violences et la violence verbale d’une partie de la classe politique ?

Dans le cas du couple d’Aigues-Mortes, fortement alcoolisé, tirant au fusil sur des jeunes d’origine maghrébine, on a un défoulement raciste criminel. Le discours ambiant anti-immigrés dans cette région, le Gard, ou le FN fait de très bons scores, a pu jouer un rôle facilitateur, en banalisant le racisme anti-Arabes. Mais il ne permet pas d’expliquer le passage à l’acte. Encore moins dans le cas de la tuerie de l’école juive de Toulouse, acte terroriste, prémédité, dont l’auteur revendique son appartenance à Al-Qaeda et s’est entraîné dans un camp jihadiste, qui agit au nom d’une idéologie de haine de l’Occident, des juifs et d’Israël.

Ce discours sur «l’autre» constitue-t-il une menace pour la cohésion sociale ?

Oui, bien sûr, le risque de tout discours «ethnocentrique» au sens où il dévalorise l’autre, sa culture, sa religion, ses manières de penser et de croire, et ne voit que sa différence, peut menacer la cohésion sociale. La politique, idéalement, ce serait au contraire l’art de faire vivre ensemble, de proposer un projet mobilisateur commun. D’où l’importance des associations, qui comme le souligne le sociologue Robert Putnam, au lieu de privilégier l’entresoi (bonding) établissent des passerelles (bridging) entre les communautés.

30/10/2012, Par ALICE GÉRAUD

Source : Libération.fr

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