Né en 1966 à Verdun, normalien et agrégé d’histoire, Pierre Vermeren a enseigné pendant six ans au Lycée Descartes de Rabat. Sa thèse portant sur la formation des élites maghrébines a été distinguée par le prix Le Monde de la recherche universitaire 2001 et ses travaux de recherches portent sur le Maghreb contemporain.
Il a également vécu en Egypte et en Tunisie. Pierre Vermeren est aujourd’hui maître de conférences en histoire
du Maghreb contemporain à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et membre du Laboratoire centre d’études
des mondes africains (CEMAF).
Libé : Votre thèse portait sur la formation des « élites par l’enseignement supérieur au Maroc et en Tunisie 1920-2000 ». Est-ce que ces élites ont joué un rôle dans les changements dits du «Printemps arabe », ou ce rôle est-il revenu à la génération de la crise issue de «l’enseignement massifié et arabisé», comme vous l’avez appelé ?
Pierre Vermeren : La «génération de la crise», issue de l’enseignement massifié, a été en Tunisie le carburant de la révolution qui a conduit à la chute de Ben Ali, tyran illégitime. Cette même révolte a permis le retour sur le devant de la scène de deux autres composantes des sociétés arabes : la génération intellectuelle francophone de gauche sacrifiée (politiquement) dans les années soixante-dix, qui a dirigé politiquement et idéologiquement la révolte contre Ben Ali. Et la jeunesse élitiste et mondialisée qui a fait tomber le raïs égyptien. Mais comme ces deux forces idéologiques ont une faible base sociale, ce sont les couches populaires fonctionnarisées et étudiantes très imprégnées d’islamisme qui ont repris la main et gagné les élections. Pour autant, l’histoire n’est pas terminée.
Comment voyez- vous l’évolution dans chaque pays du Maghreb, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc ?
Elle ne sera évidemment pas la même d’un pays à l’autre. En Tunisie se déroule une bataille idéologique majeure pour le monde arabe et le Maghreb, qui oppose les couches moyennes et intellectuelles bilingues, favorables à une démocratie pluraliste, et les couches populaires paupérisées qui trouvent un débouché et des relais politiques auprès des organisations et des idéologues islamistes, essentiellement les Frères musulmans. Les futures élections et les prochaines années diront qui l’emportera, mais je crois qu’il n’y a à ce stade qu’en Tunisie que les choses sont aussi claires, équilibrées et indécises. En Algérie, la société civile, dans toutes ses composantes, est très sceptique sur l’Etat, sa gouvernance et ses élites sociales et politiques. Cela m’étonnerait que les dernières élections reflètent la réalité politique et idéologique du pays. Le retrait politique de la société est facilité par la redistribution des pétrodollars, mais les Algériens aiment la politique et ils finiront par faire entendre leur point de vue. Quant au Maroc, je pense qu’il existe un consensus au sein des élites pour maintenir les populations à l’écart des sphères de décision, afin d’éviter les violences et le chaos. L’expérience tunisienne nous a rappelé qu’aucune révolution ne peut réussir sans une collaboration et un intérêt partagé entre le peuple et une grande fraction de ses élites.
Quelle conséquence a sur la région, la réussite d’un «Frère musulman» dans l’élection présidentielle en Egypte. Voyez-vous une évolution à la turque, avec une armée qui surveille la vie démocratique, ou à l’iranienne avec des Mollahs qui prennent tous les pouvoirs, ou à l’algérienne, où les militaires ont repris le pouvoir, ce qui a entraîné une guerre civile et 200.000 morts sur dix ans?
J’aurais tendance à penser à une évolution à la turque, avec deux bémols : la laïcité institutionnelle en moins, et une armée encore plus directive. Les Frères musulmans vont participer aux affaires, mais ils ne dirigeront pas l’Etat, au moins au niveau régalien. Une évolution à l’iranienne est peu probable car il n’y a pas de clergé chez les sunnites. Quant à une évolution « à l’algérienne », elle n’est guère possible vu la configuration géographique et physique du pays. Il n’y a pas de place pour des maquis révolutionnaires en Egypte, où la population vit entassée dans sa vallée et son détroit. En revanche, le retour du terrorisme urbain ne peut être exclu.
Comment expliquez-vous que ce sont les mouvements politiques religieux du monde arabe qui récoltent les fruits du changement, alors que ces mouvements n’étaient pas en première ligne?
Depuis les années quatre-vingts, les islamistes ont récupéré idéologiquement l’échec de l’arabisme et des nationalismes arabes. Ils constituent partout la principale force politique et idéologique dans les sociétés, même quand ils ont été interdits et pourchassés comme en Tunisie. Cela ne veut pas dire qu’ils sont majoritaires, mais avec 30 ou 40% de la population, on gagne les élections et on dirige un pays. En Egypte, le président des Frères musulmans a été élu par un quart de l’électorat, et Ennahda a gagné dans la même proportion. La force des islamistes est qu’ils agissent comme une armée électorale disciplinée. S’il y a la désunion dans le camps «libéral», comme en Tunisie, les Frères remportent les élections. Mais les élections présidentielles en Egypte et celles de l’assemblée en Libye ont montré que leur majorité est relative et fragile. Si les forces adverses s’unissent, elles sont puissantes : même le candidat de l’armée égyptienne ! Evidemment, avec la moitié des électeurs qui s’abstiennent, les jeux sont encore plus faussés.
Est-ce que le regard de la France sur ce qu’on appelle le Printemps arabe changera avec les socialistes au pouvoir ou est-ce que la même politique va continuer dans la région?
Franchement je ne sais pas, mais je ne le pense pas, car si la classe politique française s’étripe sur des questions de politique intérieure, elle est assez homogène dans son regard porté sur l’étranger. Cela tient au fait que la population française, qui est très mal informée sur la situation internationale, ne s’y intéresse pas beaucoup, et que, de ce fait, les élites françaises, qui sont formées dans les mêmes écoles et lisent les mêmes journaux, ont des vues assez identiques. En outre, la situation financière et économique est tellement dégradée en France et en Europe, que la politique méditerranéenne n’est pas une priorité. Cela dit, on sent clairement chez François Hollande et ses conseillers une volonté de se rapprocher de l’Algérie, qui est d’ailleurs le pays le moins affecté par le « Printemps arabe», car cela concerne l’histoire des rapports franco-algériens, beaucoup plus que la géopolitique contemporaine. Mais il n’est pas certain que les autorités de l’Algérie répondent aux avances françaises.
Ces mouvements, qui n’ont pas été des éléments déclencheurs des révolutions arabes, sont-ils en train de les récupérer, voire de les confisquer, je veux dire les changements dans ces pays ? Croyez toujours à cette tendance ?
Les islamistes, les Frères musulmans et les salafistes, ainsi que leurs parrains saoudiens et qataris, sont à court terme les grands gagnants des évènements de 2011. Ces deux pays ont intérêt à pousser les forces les plus rétrogrades à s’emparer des Etats sunnites, car ils pensent d’une part que c’est leur mission (divine), et surtout que cela évitera une contagion démocratique chez eux. La Péninsule arabique est devenue une citadelle assiégée par les aspirations au pluralisme politique que l’on observe au Yémen, en Turquie, en Iran, en Egypte, etc. C’est pour cela que la victoire des mouvements islamistes n’est pas assurée à long terme. En effet, le «Printemps arabe » a dévoilé les aspirations démocratiques de certaines classes sociales, et donc le ver est dans le fruit. D’autre part, les islamistes au pouvoir en ces temps de crise ne vont pas faire des miracles économiques, et ils risquent de ce fait de perdre bien des électeurs.
Que pensez-vous de l’inquiétude formulée de façon plus ou moins ouverte par les opinions publiques des pays occidentaux comme d’Israël, qui sont passées de l’euphorie au catastrophisme, de la sympathie à la méfiance vis-à-vis des révolutions arabes ? Est-ce que les Occidentaux et leur allié Israël voient ces changements avec appréhension?
La peur et la méfiance après l’espoir, c’est certain. Mais les choses n’ont pas du tout le même impact en Israël, en Europe et aux Etats-Unis. Aux Etats-Unis, l’objectif est double : préserver les relations avec l’Arabie Saoudite et ses satellites, et endiguer le djihadisme. Dans ce schéma, les évènements politiques en cours sont secondaires. Pour Israël à l’inverse, la question est vitale : si l’axe Damas-Téhéran est brisé, ce sera une bonne nouvelle, à condition que les Frères égyptiens ne remettent pas le feu au Sinaï et dans la Bande de Gaza. Quant à l’Europe occidentale et méditerranéenne, elle est un spectateur versatile : elle devrait aider la Tunisie qui a fait la révolution au nom de ses idéaux, mais elle reste très timide et compte sur le pétrole libyen pour aider ce pays. C’est un peu court, même s’il est vrai que l’intervention onusienne en Libye a indirectement sauvé la révolution tunisienne. Mais l’Europe en crise, avec plus de 20 millions de chômeurs, est effectivement frileuse et peu portée à l’optimisme.
Comment voyez-vous les relations franco-marocaines avec l’arrivée des socialistes ? Est-ce qu’elles vont se dégrader ou la même politique va continuer ?
Il est très probable que la même politique se poursuive. C’est d’ailleurs le cas depuis des décennies et les alternances n’ont jamais changé des choses. Il y a certes des majorités politiques, mais finalement, c’est la continuité de l’Etat qui prédomine.
Est-ce que la présence d’une grande communauté marocaine en France a de l’influence sur les relations entre les deux pays ?
Certainement, et de ce point de vue, les choses sont identiques avec l’Algérie et quelques autres pays. On constate par exemple que les Marocains de France contrôlent depuis quelques années le Conseil français du culte musulman, et que cela n’est pas anodin. De même, du point de vue des élites marocaines en France (ingénieurs, médecins, financiers, commerciaux), cela est déterminant sur les représentations, la connaissance mutuelle et les relations économiques. On sait très bien l’importance que le pouvoir marocain attache à ses relations avec le pouvoir hexagonal et ses diverses facettes, mais aussi avec les exécutifs locaux ou régionaux. Or dans ce jeu, les Marocains de France (actifs dans les associations, l’islam, le show-biz…) ont un rôle important. Ce sont des go-between.
L’Union pour la Méditerranée, est-ce que c’est fini, ou aura-t-on une coopération différente ? Est-ce que la France aujourd’hui a les moyens de mener cette politique toute seule ou a-t-elle besoin de l’appui de l’Union européenne ?
Je ne sais pas, mais j’observe que depuis l’éclatement de la crise économique, avec l’effondrement de Lehman Brothers en août 2008, les grands projets lancés au mois de juillet précédent sont au point mort. Il fallait des capitaux pour faire tourner l’UPM : connecter les réseaux électriques, dépolluer la Méditerranée, lancer des autoroutes de la mer, etc. Or tout est à l’arrêt : les pays du Nord sont saignés par la crise économique (Espagne, Grèce…) et les pays du Sud bouleversés par les révolutions, ou la guerre (Libye, Syrie…). Seule la Turquie a des moyens disponibles conséquents, mais elle profite du Printemps arabe pour se repositionner dans son ancien empire méditerranéen. Dans ces conditions, seuls les Allemands pourraient faire quelque chose, mais ils tentent de sauver l’euro et le système bancaire et financier européen, ce qui les occupe à plein temps. La France très endettée ne peut pas relancer seule l’UPM, et donc rien de grand ne se fera tant que l’Europe est dans une position économique aussi fragile.
14 Novembre 2012, Youssef Lahlali
Source : Libération