Après avoir montré sa fermeté sur les flux migratoires, Manuel Valls semble désormais se concentrer sur l'immigration économique, en rupture avec les dix années précédentes.
Que veut le gouvernement en matière d’immigration ? Quelle pourrait être la vraie rupture avec dix ans de sarkozysme ? Six mois après l’arrivée de Manuel Valls place Beauvau les premières lignes de son projet s’esquissent. Sans vraiment de surprise, il cherche une articulation entre approche sécuritaire de l’immigration et volonté d’intégration des étrangers vivant en France. Le premier axe domine encore comme l’ont montré plusieurs dossiers: fermeté à l’égard des Roms, poursuite des expulsions des étrangers en situation irrégulière (elles seront en 2012 supérieures à 2011), pratique toujours stricte concernant les contrôles d’identité des sans-papiers, et mise en place prochaine de critères de régularisation qui se veulent moins arbitraires mais en aucun cas ne signifient une large ouverture des portes de la France.
«Trop facile à exploiter pour la droite»
On voit au moins ce dont Manuel Valls ne veut pas: un coup de barre idéologique qui ouvrirait nos frontières aux quatre vents. A l’image des socialistes depuis de nombreux mois, le ministre de l’Intérieur est guidé par l’obsession d’un embrasement sur le sujet de l’immigration. C’est l’impression partagée par de nombreux visiteurs de la place Beauvau. «Dès décembre 2011 un actuel ministre m’a expliqué que l’immigration ne devait pas apparaître pendant la campagne, car c’était trop dangereux et trop facile à exploiter pour la droite. Le gouvernement reste sur cette ligne hyper frileuse, très défensive», confie un responsable d’association. Pendant la -campagne un rapport, pourtant réalisé par Terra Nova, think tank proche du Parti socialiste, a été gardé au placard car jugé trop innovant sur les questions migratoires par l’équipe de Hollande.
Mais que veut vraiment le ministre de l'Intérieur ? Finalement — et c’est une forme de paradoxe — la réelle avancée pour la politique migratoire française serait de mener à terme ce que Nicolas Sarkozy a laissé comme une sorte de brouillon: développer et surtout rationaliser l’immigration économique. Conceptualisée en 2007 comme «immigration choisie», elle a été rebaptisée «immigration intelligente» par François Hollande pendant la campagne. Or, de nombreux spécialistes des migrations, comme El Mouhoub Mouhoud sont formels: l’immigration est surtout un sujet exploité politiquement (encore plus lorsqu’il est attisé par l’extrême droite) mais absolument pas pensé par rapport aux besoins réels du pays. La meilleure preuve, récente, est la stupéfiante volte-face effectué par le précédent gouvernement sur le sujet: en mars 2011, Claude Guéant déclarait: «Nous nous étions engagés à promouvir l’immigration professionnelle, nous l’avons fait. Alors que moins de douze mille étrangers bénéficiaient en 2006 d’une carte de séjour attribuée pour des motifs de travail, ils ont été 21 000 en 2008 et 20 000 en 2009.» Un mois plus tard, il assénait: «J’ai demandé que l’on réduise le nombre de personnes admises au titre de l’immigration du travail.» Puis, en mai, Nicolas Sarkozy renchérissait: «Contrairement à une légende, il est inexact que nous ayons besoin de talents, de compétences issues de l’immigration.» La raison de ce changement de cap: l’échec de l’UMP et la montée du FN aux cantonales. Traduction dans les faits: 12 400 titres de travail délivrés en 2010, et 9100 en 2011.
Idées reçues tenaces
L’absurdité de cette politique est facilitée par les idées reçues, donc fausses, sur l’état de l’immigration en France. Il y de plus en plus d’étrangers en France? Non: depuis 1995 la France et le Japon sont les deux pays riches qui ont le moins accepté de nouveaux entrants. Nous sommes un des pays d’Europe les plus fermés, mais l’opinion inclut souvent les enfants d’immigrés, en réalité français, dans sa confusion. Les immigrés «voleraient» le travail des Français? Non: ils occupent le plus souvent des emplois complémentaires dans des secteurs en pénurie, et une étude de 2010 qui fait autorité a même établi qu’une hausse de 10% de l’immigration en France entre 1962 et 1999 avait augmenté les revenus des nationaux de 10%. On pourrait multiplier les exemples, mais les idées reçues ont le propre d’être tenaces, et la crise a encore accentué le rejet des immigrés, comme l’a démontré la spécialiste Catherine Witol de Wenden, alors qu’au sein de l’OCDE après la crise de 2009 les migrations du travail ont baissé de 6% et les flux de travail temporaires (saisonniers) de 16%.
Tout semble donc fonctionner à l’envers: nous avons de plus en plus besoin des immigrés et le constat semble de moins en moins pris en compte par les politiques. D'autant qu'un autre constat, établi par les Nations Unies, fait froid dans le dos: pour la première fois en 2011 la population en âge de travailler a baissé en Europe. Et les spécialistes le répètent à satiété: seuls les flux dits «discrétionnaires» - ceux liés au travail - sont plus ou moins maîtrisables.
«Ils vont ajuster le tir selon le climat politique»
Le gouvernement Ayrault va-t-il oser inverser la tendance? C’est encore difficile à dire car les signaux sont contradictoires. Parmi les plus positifs l’organisation, début 2013, d’un débat au Parlement sur l’immigration économique. Interrogé récemment par Libération sur sa vision d’une politique d’immigration économique, Manuel Valls a indiqué «que c’était trop tôt, je veux d’abord consulter les partenaires sociaux». En juin, cette fois au Monde, il avait indiqué que concernant la régularisation des sans-papiers célibataires «outre leur durée de présence, le critère peut être le travail. Mais leur sort touche au sujet plus large des besoins en terme de migration économique de la France. Or, cette question doit être débattue au Parlement et avec les partenaires sociaux, comme l’a promis François Hollande.» Sauf qu'en avril, lors du débat télévisé qui l’avait opposé à Nicolas Sarkozy, Hollande avait indiqué que «l’immigration économique dans un contexte de croissance ralentie doit être limitée. Une phrase particulièrement ambiguë il semble difficile pour la France de faire encore moins en la matière. «En réalité, ils vont ajuster le tir selon le climat politique. Si le débat sur le projet de loi sur l’immigration en octobre se passe mal, ils freineront sur l’immigration du travail», prédit un responsable associatif.
Il existe pourtant des signes positifs. Ainsi la première décision prise par Manuel Valls en matière d’immigration a été, dès le 31 mai, l'abrogation de la circulaire Guéant sur les étudiants étrangers. Fin septembre une circulaire visant à redresser le nombre de naturalisations a gommé l’obligation de présenter un CDI, qu’avait introduite le précédent gouvernement, afin de faciliter l’intégration de personnes travaillant depuis plusieurs années en France. La proposition, contenue dans le projet de loi bientôt examiné au Parlement, de créer un titre de séjour de trois ans (au lieu de celui de un an trois fois renouvelable) va aussi dans le sens d’une intégration et d’une stabilité plus grande pour les immigrés légaux qui travaillent en France.
Mais après ces premiers pas surtout symboliques, le gouvernement va maintenant rentrer dans le dur, en justifiant à la fois une maîtrise des flux migratoires assez proche de celle de la droite depuis dix ans et une meilleure intégration des immigrés qui pourront rester en France.
27 novembre 2012 , FABRICE TASSEL
Source : Libération