Les discriminations se raréfient, mais le sentiment de discrimination s’accentue. Le sociologue François Dubet part à l’assaut de ce paradoxe. Entretien.
Le Nouvel Observateur Pas un jour ne passe sans qu'on parle de discriminations à l'encontre des femmes, des Français d'origine étrangère ou des homosexuels. Comment expliquer cela ?
François Dubet C'est un paradoxe, car nous discriminions probablement beaucoup plus autrefois ! Mais le sentiment de ces discriminations s'est, lui, considérablement accru. Jusque dans les années 1980, soit on ne «voyait» pas certaines discriminations, soit elles étaient jugées normales: souvenons nous de cette époque où le travailleur immigré était regardé comme un quasi «sous-homme», subissant infiniment plus de discriminations que son fils aujourd'hui. Pourtant, son fils se sent bien plus discriminé que lui. De même, les inégalités hommes-femmes se sont beaucoup réduites depuis cinquante ans. On n'oserait plus considérer que certaines fonctions, certains métiers sont «naturellement» interdits aux femmes, mais celles-ci dénoncent comme jamais les «plafonds de verre» et tous les obstacles qui les empêchent de réussir socialement.
Il y a donc de moins en moins de discriminations et de plus en plus de sentiment d'injustice.
C'est que le fils de l'immigré est né en France et il se sent un Français comme les autres. Ce qui n'était pas le cas de son père. Les femmes se considèrent aujourd'hui comme les égales des hommes, tout comme les homosexuels jugent leur sexualité aussi digne de respect que celle des hétéros. C'est toute la subtilité du sentiment de discrimination : pour se sentir discriminé, il est impératif de se définir d'abord comme égal.
C'est donc un sentiment nouveau ?
C'est un changement d'époque. Durant les Trente Glorieuses, les injustices jugées prioritaires étaient les inégalités économiques. La société était construite sur des classes sociales et l'idée que le progrès ferait avancer tout le monde. Quand j'étais à l'école, on disait à l'enfant d'ouvrier: «Tu seras ouvrier comme ton père, mais la condition ouvrière s'améliorera.» Le discours a changé, on dit: «Si tu veux échapper à ce sort, travaille à l'école!» Cette inflexion peut s'expliquer par la métaphore des chaises musicales: auparavant, tout le monde avait une chaise et on ne discutait que de la taille des chaises c'était la lutte des classes. Aujourd'hui, les chaises se font rares ; nous sommes donc amenés à discuter de la légitimité de celui qui s'y assoit: pourquoi ce sont toujours les mêmes ?
«Pourquoi moi ?» rassemble des entretiens avec quelque 200 personnes discriminées. Vous dites qu'ils font souvent état d'un sentiment tout simple, l'étonnement...
Il n'existe pas une manière unique de vivre les discriminations, mais effectivement, ce qui revient souvent dans la bouche des interrogés, c'est la surprise. La discrimination leur est «tombée dessus», comme le ferait une averse. Eux qui se sentent si semblables aux autres, si comme-tout-le-monde, pourquoi diable les traite-t-on comme des êtres différents, des indésirables ? En réalité, les minorités affrontent rarement des discriminations agressives: ce sont plutôt des attitudes insidieuses, des préjugés. Le cas de ce recruteur, que nous évoquons, lançant à un homosexuel: «Je ne vais pas vous embaucher, je ne veux pas de problèmes de harcèlement» est rare. Cela se passe plus banalement: une personne noire se rend compte, dans un bus bondé, que personne ne s'est assis à côté d'elle...
Etonnamment, vous écrivez que les minorités qui réussissent socialement ne sont pas plus apaisées, au contraire...
C'est tout à fait logique ! Si vous êtes une femme noire, pauvre et non qualifiée, il n'y a pas à chercher longtemps la raison pour laquelle vous ne trouvez pas de logement ou d'emploi décent. Vous pouvez en outre constater que vos amies, pauvres et blanches, subissent peu ou prou le même sort. La donne est différente si vous sortez d'une bonne école et observez que les CDI échoient plus souvent aux hommes blancs. Dans ce cas, vous avez une conscience très forte de votre mérite et de tout ce qui peut lui faire ombrage.
Pourquoi l'action des associations antiracistes ou féministes est souvent regardée d'un œil méfiant par les discriminés eux-mêmes ?
Parce que ceux-ci ne souhaitent pas forcément appartenir au groupe des stigmatisés auquel on les assigne. Qui, «on» ? Les racistes, les sexistes, les homophobes, bien sûr. Mais aussi, d'une certaine manière, les associations de défense des minorités. Leur action a fait avancer les mentalités et il faut évidemment la saluer. Mais beaucoup de discriminés affirment: «Je veux avant tout être reconnu dans ma singularité individuelle.» Quand on se pense comme une victime, on risque de ne plus agir et de ne plus se lever le matin, pour se battre.
Vous citez le cas de cette enseignante qui, photographiant sa classe, «oublie» de prendre ses élèves les plus colorés... Est-il représentatif ?
Non, c'est un cas particulier, car globalement il n'existe évidemment aucune volonté de discriminer chez les enseignants. Mais le fait est que l'école est une machine à fabriquer des inégalités. Le système est ainsi fait: les écoles reflètent les particularités socio-éthniques des quartiers qui les entourent. On y trouve donc des profils sociologiques identiques d'enfants éprouvant les mêmes difficultés scolaires, soufrant du même échec à la clé. Les élèves d'origine étrangère le savent, bien sûr. Du coup, ils se mettent à interpréter tous les incidents de la vie scolaire comme une traduction de la xénophobie supposée des enseignants.
Le fait est pourtant, écrivez-vous, que l'école française «ne sait pas quoi faire des différences».
Absolument. La massification de l'enseignement a conduit les petits Français à passer de longues années à l'école, quelle que soit leur origine sociale, culturelle, religieuse, etc. Or les enseignants ne sont pas formés pour composer avec les spécificités des uns et des autres. Cela pousse certains à souhaiter un retour de l'«école sanctuaire» où les problèmes sociaux, culturels et personnels n'existeraient pas. Mais c'est une fiction, car la société envahit l'école !
Mais l'idée du «sanctuaire» n'est-elle pas une manière de lutter contre les communautarismes ?
Je crois que nous vivons surtout dans un fantasme de communautarisme. En France, on peut être le député des chasseurs de palombes sans être accusé de communautarisme, mais pas celui des minorités ! Pourtant, l'élection se doit de représenter la vie sociale: il y a des circonscriptions de paysans, d'ouvriers, de cadres et des circonscriptions de gens qui vont à la mosquée. Pourquoi ne pas l'assumer franchement ? C'est un système hypocrite. Nous sommes résolus à lutter contre les discriminations, mais personne ne semble encore prêt pour une seconde étape: tenir compte des caractéristiques culturelles, ethniques, religieuses du peuple français.
En tenir compte à quel point ?
Observons l'exemple du Québec. Dans les années 1990, le pays a compris qu'il était métissé, qu'il ne fallait plus imaginer que sa population se convertirait massivement au catholicisme et parlerait comme Robert Charlebois ! Les Québécois se sont interrogés: pourquoi ne pas permettre aux citoyens de garder leur culture, d'être musulmans, d'origine indienne ou juifs orthodoxes, sans remettre en question les principes démocratiques et les libertés individuelles ? C'est ainsi qu'est née la politique des «accommodements raisonnables». Elle consiste à assouplir les normes réglementaires - par exemple celles du monde du travail - pour moins discriminer les minorités, mais sans contrevenir au respect de l'égalité des citoyens. Il existe déjà un semblant d'«accommodements raisonnables» en France : dans les cantines, on offre un plat de substitution aux enfants ne consommant pas de porc, sans empêcher les autres d'en manger. Peut-être est-il l'heure d'aller plus loin ? Et en tout cas de réaliser que la France ne sera plus jamais 100% blanche, hétérosexuelle et chrétienne. Et qu'un jour peut-être nous ne serons plus inquiets qu'une jeune Française porte un voile si elle l'a choisi et paraît épanouie de le porter.
20-02-2013, Arnaud Gonzague
Source : Le Nouvel Observateur