Il avait fait croire à l'Europe que, sans son aide, elle aurait été submergée par des migrants clandestins. Des chiffres inédits du HCR viennent démentir cette croyance.
Cela aurait dû être "l'invasion". Dans le chaos qui a suivi la chute de Kadhafi, une déferlante de clandestins aurait dû s'abattre sur les côtes européennes. N'avait-il pas prétendu que la Libye était la "porte d'entrée de l'immigration" dans une Europe qui, menacée par "l'avancée de millions d'immigrés", serait, sans son aide, devenue "noire" ? Pourtant, si la Libye attire de nouveau des centaines de milliers de subsahariens, seuls 8.643 migrants ont tenté la traversée en 2012, à bord de 101 bateaux. Un tiers d'entre deux a été intercepté et renvoyé en Libye.
Pour la Fédération internationale des droits de l'Homme (FIDH), qui dénonce depuis longtemps les politiques migratoires de l'Europe et de la Libye, ces chiffres collectés par le HCR, l'agence des Nations Unies pour les réfugiés, et qui n'ont jusqu'ici pas été rendus publics, sont éloquents. Ils montrent que Kadhafi avait bel et bien "gonflé la menace migratoire pour en jouer auprès des Européens" et que la Libye est "moins un pays de transit que de destination".
Migrants économiques…
Riche, grâce à son pétrole, en manque de main d'œuvre, car peu peuplée (6 millions d'habitants), la Libye a besoin des travailleurs migrants pour faire fonctionner son économie. Avant la chute de Kadhafi, le pays avait déjà recours à plus de 2 millions de travailleurs égyptiens, tunisiens et subsahariens. Si quelque 800.000 d'entre eux avaient fui la guerre en 2011, ils sont de retour, constate la FIDH.
L'ONG, qui revient d'une mission effectuée en décembre sur le terrain, raconte que "l'on voit de nouveau sur le bord des routes, sous les ponts, des migrants garagistes, plombiers, etc., avec des pancartes où ils ont représenté un objet symbolique de leur métier, espérant être recrutés, souvent à la journée."
… et réfugiés politiques
Ces migrants économiques, souvent de jeunes hommes qualifiés dépourvus de statut légal, ne sont pas les mêmes que ceux qui essaient de rallier les côtes italiennes et maltaises, affirme l'ONG sur la base des données du HCR.
Celles-ci montrent que deux-tiers au moins des 8 643 migrants qui ont embarqué pour les côtes européennes en 2012 sont des familles entières de Somaliens, Erythréens et Soudanais fuyant la guerre et la répression en quête d'un asile politique, un statut qui n'existe pas non plus en Libye. Le dernier tiers, qui n'a pas été identifié, pourrait aussi venir de ces pays.
Pour une autre politique migratoire
A partir de ce constat, la FIDH a appelé, dans une lettre adressée en janvier à la Commission et aux députés européens, l'Union européenne à réviser "son faux diagnostic", fondé sur la "crainte fantasmagorique" d'un afflux de migrants débarquant sur ses côtes, à l'heure où elle renégocie avec les nouvelles autorités de Tripoli les accords en matière d'immigration.
Pourfendant "l'approche répressive et sécuritaire" toujours en vigueur, notamment de la part de l'Italie, l'ONG demande à l'UE d'aider les autorités libyennes à réfléchir à une politique migratoire adaptée au "cas unique" que présente leur pays plutôt que de "construire encore des centres de rétention qui ne résoudront pas le problème".
Un marché aux esclaves
D'autant que la quinzaine de centres recensés dans le pays, où croupissent aujourd'hui quelques 3.000 migrants subsahariens dans des conditions d'hygiène abominables, ressemblent toujours à des camps d'enfermement surpeuplés, où les employeurs viennent faire leur choix comme dans un marché aux esclaves, constate la FIDH, qui dénonçait déjà les conditions de détention des migrants lors de son précédent rapport. Seule différence notable, fait remarquer l'organisation de défense des droits de l'Homme, les autorités libyennes semblent "plus sensibles qu'auparavant à la question migratoire".
Pas sûr cependant que l'UE l'entende de cette oreille. A la FIDH, on en est bien conscient : "Les Etats-membres continuent de soupçonner ces migrants d'être tentés d'aller en Europe".
28-02-2013, Sarah Halifa-Legrand
Source : Le Nouvel Observateur