La planète s’urbanise, les migrants rêvent de pays voisins, le flux s’inverse du Nord au Sud… Face à ces changements, la sociologue Catherine Wihtol de Wenden défend l’instauration d’une gouvernance mondiale.
C’est sûrement l’un des enjeux cruciaux de notre société mondialisée. Qui sont les nouveaux migrants ? Combien sont-ils ? Ou vont-ils ? Et comment transforment-ils le monde ? Spécialiste réputée des migrations internationales, Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherches au CNRS, enseigne à Sciences- Po Paris et à l’université La Sapienza de Rome. Consultante pour de nombreuses organisations internationales, elle est aussi membre du conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Parmi ses derniers ouvrages (1), la troisième édition de son Atlas des migrations (2) est remarquable, en observatrice rigoureuse et engagée, elle y donne à voir, avec ou sans carte, les grandes tendances actuelles des flux migratoires.
Quels sont les changements intervenus ces vingt dernières années dans les migrations internationales ?
Pour résumer, on pourrait dire que les migrants partent moins loin et moins longtemps et que les nouveaux pays d’accueil sont plus au Sud. Avant, l’essentiel des migrations se faisait du Sud vers le Nord. Vers l’Europe, les Etats-Unis, le Canada… Aujourd’hui, sur les 240 millions de migrants internationaux, presque autant se dirigent vers le Sud que vers le Nord. Ainsi, 130 millions de personnes vont du Sud au Nord et du Nord au Nord et 110 millions de gens vont du Sud au Sud ou du Nord au Sud. Les pays du Golfe illustraient déjà un mouvement Sud-Sud mais la nouveauté est l’attraction des pays émergents, comme le Brésil, la Chine ou l’Inde.
La crise modifie les flux migratoires…
L’Europe en crise fait moins fantasmer. Elle reste la première destination au monde, devant les Etats-Unis, mais elle attire moins les jeunes diplômés par exemple, car un contexte de crise économique s’est installé de façon durable. Le profil type est celui du jeune diplômé de 25 ou 30 ans qui n’a pas réussi à entrer sur le marché du travail et va tenter sa chance ailleurs. Ainsi ces jeunes partent vers les pays émergents, les Portugais au Brésil, en Angola où il y a du pétrole ou au Mozambique, les Espagnols en Argentine ou au Venezuela. Les Grecs partent en Australie ou aux Etats-Unis. Et des immigrés d’origine latino retournent sur leur continent d’origine. Mais l’Europe demeure une terre d’immigration.
On migre plus facilement ?
Non. Les migrants sont plus nombreux. Mais la période actuelle se caractérise par un droit de sortie généralisé, n’importe qui peut quitter son pays, mais le droit d’entrée dans les pays du Nord, lui, s’est considérablement restreint. Un durcissement du régime des visas, et notamment l’apparition de visas de transit aéroportuaire, empêche les gens de s’installer lors d’une escale. Un système comme Frontex permet à l’Europe «d’externaliser» ses frontières plus au Sud. Ces pays de transit comme le Maroc, la Turquie ou la Libye gèrent les flux migratoires à destination de l’Europe. Le même phénomène se produit au Mexique, qui sert de sas pour les migrants à destination des Etats-Unis.
Les tensions migratoires se sont donc déplacées dans ces nouveaux pays d’accueil ?
Ces pays de transit étaient déjà des pays d’émigration et ils deviennent des pays d’immigration. Souvent, les migrants s’y installent, car ils ne peuvent aller plus loin. Dans ces pays de transit, à l’exemple des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) d’ailleurs, en l’absence de politique migratoire, les nouveaux venus se retrouvent piégés dans un no man’s land juridique, certains de ces pays ne sont même pas signataires de la Convention de Genève de 1952 sur les réfugiés. On peut entrer, on est toléré, mais on n’a aucun statut ni de moyen de lutte contre les discriminations. On n’a pas non plus de politique d’intégration ni a fortiori de droit au regroupement familial.
Concrètement cela signifie : pas de papiers, pas de droits syndicaux ni de droits d’association ou de représentation politique. Ce phénomène est préoccupant mais, paradoxalement, il constitue aussi une bonne nouvelle : les pays émergents démontrent ainsi aux pays du Nord, de plus en plus crispés sur les questions migratoires, qu’un Africain subsaharien sur deux se destine à un pays du Sud (Maghreb par exemple) et non à l’Europe. Et que ces migrations Sud-Sud peuvent aussi être synonymes de croissance économique.
Le nombre des morts aux frontières est en baisse…
C’est dû en grande partie à l’action des associations. Au Sénégal, des associations dissuadent les jeunes de partir. Ce sont souvent des associations de femmes. Beaucoup de familles sénégalaises ont été touchées par des naufrages, de véritables traumatismes à l’échelle de la communauté. L’autre raison est que Frontex, qui a beaucoup de défauts, contribue à sécuriser le parcours. Plus il y a de patrouilles Frontex, plus il y a de sauvetages en mer. La Méditerranée est à la fois plus contrôlée, mais aussi plus sûre.
Qui sont les migrants qui vont du Nord vers le Sud ?
Les jeunes, on l’a vu, qui vont aussi en Inde ou en Chine. Mais des seniors occidentaux partent également s’installer au soleil. L’allongement de la durée de la vie et le pouvoir d’achat plus important dans les pays du Sud accentuent ce phénomène récent en Europe du Sud, au Maghreb, au Sénégal, au Mexique ou en Inde…
Comment le profil du migrant a-t-il évolué ?
On peut établir des classes sociales : les plus diplômés vont loin et vers le Nord et les plus pauvres restent dans leur région et plutôt au Sud. Ces nouvelles tendances de migrations Sud-Sud et de régionalisation concernent des gens qui auparavant n’avaient ni les moyens ni les réseaux pour bouger. Pour aller vers le Nord, il faut des connaissances professionnelles ou linguistiques, des moyens financiers pour passer et, si possible, un réseau sur place. Alors qu’une migration de contiguïté ne nécessite rien de tout cela.
Un Indien d’Amérique centrale qui arrive au Mexique maîtrise déjà la langue. Seul le Mexicain d’origine espagnole diplômé s’orientera vers les Etats-Unis. Un Bangladais très pauvre, en cas de catastrophe climatique, tentera le voyage pour la Birmanie ou l’Inde. Mais il n’ira ni en Grande-Bretagne ni même dans le Golfe. Les plus pauvres ne partent toujours pas, peut-être seront-ils concernés durant ce XXIe siècle. Aujourd’hui, ils s’arrêtent au Maroc, font des petits boulots pour survivre : pour eux, le Maroc ne sera pas un pays de transit mais un pays d’accueil.
L’autre tendance est l’entrée des femmes dans la migration, devenues plus nombreuses que les hommes, elles représentent 51% de femmes. Elles ne font pas de très longs parcours. Les femmes subsahariennes vont juste au Maroc, ou elles vont vendre des produits subsahariens à la communauté déjà présente. Elles n’ont aucun projet européen.
Comment ces mouvements migratoires transforment-ils le monde ?
Ces migrations révèlent un phénomène beaucoup plus profond : l’exode rural et l’urbanisation de la planète. Nous serons majoritairement urbains avant la fin du siècle. Alors que nous étions majoritairement ruraux au début du XXe siècle. L’élément marquant de ces dernières années est aussi la régionalisation des migrations internationales. Par exemple, l’essentiel des migrants qui arrivent aux Etats-Unis actuellement viennent du même continent : plus de la moitié d’entre eux sont partis d’Amérique latine. C’est encore plus vrai pour l’Amérique latine elle-même, les Andins vont dans les pays d’accueil les plus proches : au nord, ils vont au Mexique et au sud, ils choisissent le Brésil, le Chili ou l’Argentine…
L’immigration est-elle une chance pour une Europe de l’Ouest qui vieillit ?
La migration est un phénomène très positif, c’est le refus de la fatalité, le refus de se résigner à rester dans un pays pauvre et mal gouverné. L’Europe a commencé à entrouvrir les frontières. Pour l’instant, cela concerne les secteurs qui ont besoin de main-d’œuvre. En Italie, on régularise les badanti, ces femmes qui s’occupent de personnes âgées, le gouvernement Berlusconi peu réputé pour favoriser l’immigration a répondu à une demande de son électorat. Ces régularisations concernent essentiellement des Philippines, des Ukrainiennes… La loi Sarkozy sur l’immigration choisie allait aussi dans cette direction, cela n’a pas fonctionné, car c’était contradictoire avec toute la politique migratoire mise en place entre 2007 et 2012. On peut citer entre autres la circulaire Guéant qui n’encourageait pas vraiment la migration des diplômés. L’Europe ouvre ses frontières mais aux très qualifiés, mieux acceptés par l’opinion publique, alors qu’elle a également besoin de non-qualifiés.
Les migrations sont de plus en plus brèves…
Pour faire peur, certains prétendent que les migrants souhaitent s’installer durablement. C’est faux. La plupart des migrants veulent pouvoir circuler de façon ponctuelle, en fonction du travail. S’ils disposaient de statuts plus confortables comme les visas à entrées multiples ou la double nationalité, ils circuleraient simplement et cela constituerait un facteur de développement économique pour leur pays d’origine. Certains pourraient ainsi créer de petites entreprises transnationales. Les fermetures de frontières sont une vraie perte pour l’économie. Et une perte intellectuelle, vu le nombre de colloques universitaires ou de festivals où les participants étrangers sont empêchés de venir faute de visas… L’Europe de l’Est, après la chute du Mur, a montré qu’une vie mobile était possible. La rive sud de la Méditerranée est mûre pour une évolution de ce type.
A propos d’avenir, vous consacrez votre dernier chapitre à une gouvernance mondiale pour les migrations…
On commence à en parler. Un processus lancé par l’ONU a démarré de façon expérimentale en 2006, avec un dialogue de haut niveau à New York. Il existe des conférences mondiales sur l’environnement ou sur la population, mais point de G 20 ni de G 8 sur les migrations.
L’idéal serait un organisme international comme il y a une Organisation mondiale du commerce. Une telle institution pourrait dénoncer des effets pervers liés aux causalités indirectes des flux migratoires dans le monde : ainsi, une baisse du prix du coton entraîne des départs de paysans africains qui ne peuvent plus vivre de leur terre, de même qu’une surpêche chinoise ou japonaise au large de l’Afrique provoque des migrations. Certaines catastrophes environnementales programmées créent des migrations climatiques. Tout cela est prévisible.
(1) «La Globalisation humaine», Paris, PUF, 2009 ; «la Question migratoire au XXIe siècle : migrants, réfugiés et relations internationales», Paris, Presses de Sciences-Po, 2e édition, janvier 2013. (2) Editions Autrement, 2012.
(1) «La Globalisation humaine», Paris, PUF, 2009 ; «la Question migratoire au XXIe siècle : migrants, réfugiés et relations internationales», Paris, Presses de Sciences-Po, 2e édition, janvier 2013.
(2) Atlas des migrations. Editions Autrement, 2012.
1 mars 2013, Catherine Calvet
Source : Libération