La semaine dernière, Frontex, l'"agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures", annonçait fièrement dans son rapport annuel que "les franchissements irréguliers des frontières extérieures de l'UE ont été divisés par deux en 2012 grâce aux renforcements des contrôles aux frontières", au déploiement de 1 800 gardes-frontière en Turquie, et à la construction d'une clôture en fil barbelé à la frontière gréco-turque longue de 10,3 km chacune et d'une hauteur de 2,5 à 3 mètres :
Quelque 72 430 franchissements illégaux ont été dénombrés en 2012, ce qui représente une baisse de 49 % par rapport aux 141 060 détectés l'année précédente.
Etrangement, Frontex n'évoque pas, par contre, le nombre de migrants morts aux frontières de l'Europe. En 2011, j'avais contribué à créer une carte interactive répertoriant plus de 14 000 hommes, femmes & enfants "morts aux frontières" de l'Europe, depuis 1993.
Printemps arabe "aidant", l'ONG en charge de cette macabre comptabilité a depuis recensé 4 000 victimes supplémentaires, en seulement 2 ans... Une vingtaine d'ONG ont lancé, il y a de cela un mois, une campagne internationale pour dénoncer cette "guerre" que l'Europe a décidé de lancer contre "un ennemi qu'elle s'invente".
A l'exception d'un article sur Slate.fr, des articles et de l'émission « De Big Brother à Minority Report » que le Vinvinteur (l'émission de télévision où j'officie aussi désormais) a consacré à cette guerre qui ne dit pas son nom, aucun média n'en a parlé. Aucun. 18 000 morts en 20 ans, dont 4 000 ces deux dernières années. Aux portes de l'Europe. Dans l'indifférence quasi-générale...
Pour échapper aux scanners rétiniens, et rester incognito, le héros de Minority Report se faisait greffer de nouveaux yeux. L'histoire se passait en 2054.
Le tiers des réfugiés qui migrent aujourd'hui à Calais, dans l'espoir de se rendre au Royaume-Uni, préfèrent de même effacer leurs empreintes digitales en les brûlant au moyen de barres de fer chauffées à blanc, de rasoirs ou de papier de verre (voir Calais: des réfugiés aux doigts brûlés).
Explications : la création de l'espace Schengen a permis d'"ouvrir" les frontières des pays membres de l'Union européenne, afin de permettre aux Européens d'y voyager sans avoir à décliner leurs identités, ni donc être obligés de montrer leurs papiers. Une révolution.
En contrepartie, l'Europe a aussi créé une agence, Frontex, en 2004, afin de sécuriser les frontières extérieures de l'Union européenne. Qualifiée d'« organisation militaire quasi-clandestine » par Jean Ziegler, Frontex disposait en février 2010 de 26 hélicoptères, 22 avions légers et 113 navires, ainsi que de 476 "appareils techniques"...
Frontex est aussi un service de renseignement, ainsi qu'un relais policier, militaire, et diplomatique, avec les autres pays de l'Union... et pas seulement : Frontex a en effet passé des accords techniques de coopération avec des pays comme le Bélarus (157e -sur 179- au classement de la liberté de la presse de RSF), la Russie (148e), l'Ukraine (126e), la Turquie (154e), et en prépare d'autres avec la Libye (131e), le Maroc (136e), l'Egypte (158e), la Tunisie (138e) ou l'Azerbaïdjan (156e, cf « L'Internet est libre »... mais pas notre pays).
Le respect des droits de l'homme ne se résume certes pas au seul respect de la liberté de la presse. A contrario, on a du mal à imaginer qu'un pays qui ne respecte pas la liberté de la presse respecterait les droits des migrants... et donc à comprendre ce pour quoi, et comment, Frontex ait ainsi pu externaliser le fait de bloquer, et faire incarcérer, des migrants dans des pays peu regardants en matière de droits de l'homme.
FrontExit, lancé par une vingtaine d'ONG de défense des droits de l'homme, réclame aujourd'hui "plus de transparence sur le fonctionnement de FRONTEX et le respect des droits des migrant.e.s aux frontières" :
"Pour lutter contre une prétendue « invasion » de migrants, l'Union européenne (UE) investit des millions d'euros dans un dispositif quasi militaire pour surveiller ses frontières extérieures: Frontex."
Le budget annuel de Frontex a été multiplié par 20 en 5 ans, passant de 6 millions d'euros en 2006 à 118 millions d'euros en 2011. Un record, en ces temps de crise, sachant qu'il est aussi 9 fois plus important que celui du bureau européen chargé, non pas de refouler les réfugiés, mais d'harmoniser leurs demandes de droit d'asile...
Une des missions de Frontex est de rendre nos frontières "intelligentes", au moyen d'une batterie de nouvelles technologies, développées, pour la plupart, par des marchands d'armes : caméras de vidéosurveillance thermiques, détecteurs de chaleurs et de mouvement, systèmes de drones, etc., le tout pour un budget estimé à 2 milliards d'euros.
2 milliards d'euros, c'est grosso modo ce que réclamaient les associations caritatives pour assurer l'aide alimentaire aux plus démunis, soit 19 millions de personnes en Europe, dont 4 millions en France.
Austérité oblige, l'Union européenne a finalement décidé d'amputer l'aide alimentaire de 1 milliard d'euros... au grand dam des ONG humanitaires, qui ont un peu de mal à accepter que "les chefs d'État demandent (donc) aux pauvres de sauter un repas sur deux"...
24/4/2013, Jean-Marc Manach
Source : Le Monde