mercredi 6 novembre 2024 00:26

picto infoCette revue de presse ne prétend pas à l'exhaustivité et ne reflète que des commentaires ou analyses parus dans la presse marocaine, internationale et autres publications, qui n'engagent en rien le CCME.

La non-politique migratoire de l'Europe

Ils seront, sans doute, aussi vite oubliés que leurs milliers de prédécesseurs, mais les morts de Lampedusa et de Malte auront forcé les responsables européens à sortir de leur silence : les chefs d'Etat et de gouvernement ne pourront éviter, à Bruxelles les 24 et 25 octobre, le dossier de l'immigration clandestine. Ils devront dire et, mieux encore, faire quelque chose pour que la Méditerranée cesse d'être ce "cimetière humain" décrit par le premier ministre maltais. Le communiqué final évoquera la nécessité d'aider davantage l'Italie et les autres, de renforcer la surveillance, d'aider les pays de transit à contrôler les départs d'embarcations, etc. Des propos sans doute éloignés d'une "politique migratoire intelligente" prônée par certains.

Car la realpolitik du moment pousse chaque Etat à s'enfermer dans une logique nationale, éloignée tant des réalités que des nécessités. Elle prévaut alors qu'au moins une évidence saute aux yeux : il n'est plus possible, pour les pays de l'Union européenne de raisonner en termes de souveraineté, notamment parce qu'ils ont eux-mêmes "européanisé " les politiques migratoires, ne serait-ce qu'en créant Schengen, l'espace sans frontières intérieures...

La principale crainte des dirigeants est de voir les partis extrémistes/populistes, qui transforment l'immigration en pur enjeu électoral, progresser un peu partout sur le continent. Vieux malaise, aggravé par le fait que beaucoup de ces courants, qui draguaient naguère les électeurs en dénonçant la non-application des mesures de fermeture des frontières décidée en 1974-1975, connectent aujourd'hui leur propos aux thèmes explosifs de l'identité nationale et des rapports avec l'islam. Un phénomène de lente percolation, couplé à l'absence d'un discours courageux des élites politiques traditionnelles, a donc eu pour résultat qu'un grand nombre d'Européens sont aujourd'hui réticents à la présence, jugée trop massive, des "étrangers".

Au mur de papier que les politiques étaient priés d'ériger se substitue la demande d'un mur physique, une "forteresse" un peu comparable à celle que l'empereur Hadrien fit ériger au IIe siècle dans le nord de l'Angleterre, pour protéger l'empire romain des hordes écossaises... De quoi rappeler que la migration est un phénomène de tous les temps qui a façonné nos sociétés et une Europe dont 40 millions habitants prolétarisés s'en allèrent explorer d'autres continents au XIXe siècle. On peut se souvenir également de la fin du XXe siècle, où une certaine euphorie économique a engendré une nouvelle immigration de main-d'oeuvre.

Soyons réalistes : tout cela ne convaincra pas des opinions assommées par la crise et les théories du "déclinisme", tétanisées par cette peur de l'avenir qui étreint les Européens – pas seulement les Français – et fascine les observateurs ailleurs dans le monde. Inutile d'ajouter à leur angoisse d'une "invasion" en rappelant des projections qui annoncent de 800 millions à 1 milliard de déplacés, victimes des mouvements reflétant l'état d'un monde instable qui, en se globalisant, rend aussi de plus en plus visible la globalisation des injustices.

RÉALITÉS CONTRADICTOIRES

D'autres prévisions confirment que, pour des raisons démographiques (pas assez d'enfants, trop de vieux), la plupart des pays européens auront besoin de nouveaux migrants. L'ONU situe ce moment charnière en 2025. Ce sont des dizaines de millions de personnes auxquelles l'Occident devra sans doute faire appel. "Une solution provisoire à la baisse de la natalité, car les migrants, eux aussi, vieillissent ", prévenait, dès 2002, Johan Wets, chercheur à l'Université catholique flamande de Louvain (Les Nouvelles Migrations, un enjeu européen, Editions Complexe). Autre obstacle relevé par ce sociologue : "L'Ouest demandera surtout des travailleurs hautement qualifiés alors que l'offre en provenance du Sud sera surtout composée de personnels faiblement, ou non qualifiés."

L'idée d'une immigration "de travail", évoquée par la Commission européenne, s'appuie aussi sur la démographie et le risque d'une mise en péril des systèmes de protection sociale. Le patronat appuie discrètement l'idée d'une réouverture conditionnelle des frontières pour remédier aux carences de main-d'oeuvre.

Comment alors sortir des ambiguïtés de la non-politique actuelle et intégrer ces réalités contradictoires ? Peut-être en se demandant si la progression de l'immigration clandestine, et des phénomènes qui y sont liés – dont la délinquance – ne sont pas alimentés aussi par les politiques restrictives des Etats européens. Ensuite, en soutenant cette idée de "politique migratoire intelligente". Ce qui suppose d'abord une coordination – oserait-on dire une fédéralisation ? – européenne et du courage.

Il faudra bien oser dire un jour aux citoyens exaspérés que le regroupement familial, le droit d'asile et le statut humanitaire sont des obligations, sauf à forcer les Vingt-Huit à renoncer aussi à leurs valeurs fondatrices. Il faudra régulariser des illégaux installés de longue date, instaurer des quotas pour une main-d'oeuvre de travail limitée, réprimer vigoureusement les trafics d'êtres humains, ouvrir les frontières à certains ressortissants en échange d'un engagement clair de leur pays d'origine à contrôler les mouvements migratoires qui partent de leur territoire ou transitent par lui.

17.10.2013, Jean-Pierre Stroobants

Source : lemonde.fr

 

 

Google+ Google+