vendredi 22 novembre 2024 09:48

La beauté enfin dévoilée de "Lettre à la prison"

Le noir est charbonneux, le blanc éblouissant. L'image est abîmée, parfois striée. Assise sur un lit, dans des draps blancs froissés, une femme rejette ses cheveux en arrière, au ralenti. Image de rêve ? On comprendra plus tard que c'est celle d'un fantôme, le fantôme d'une femme française, retrouvée morte au pied d'une voiture, sauvagement assassinée.

D'abord, le film nous embarque sur le quai d'un paquebot, l'Avenir, qui transporte des Tunisiens jusqu'au Port autonome de Marseille. Nous sommes en 1969. La plupart font le voyage pour trouver du travail. Pas celui dont on entend la voix, en off : lui vient rendre visite à son frère, incarcéré à Paris, accusé d'un crime qu'il nie avoir commis.

Sur le bateau, l'homme ébauche mentalement le brouillon d'une lettre qu'il voudrait lui écrire. Mais il n'a jamais rédigé de lettres personnelles. Comment exprimer des sentiments intimes ? Alors pendant toute la durée du film, il ressasse, change de registre, s'interroge. Il raconte son voyage, parle de la famille, de l'impression qu'il a de ne plus connaître son frère, depuis que celui-ci vit en France...

Avant de monter dans le train pour Paris, le jeune homme reste quelques jours à Marseille, hume l'air de la ville, s'installe dans une chambre d'hôtel spartiate, entend fuser des propos racistes ordinaires... Il passe un après-midi chez un cousin, où il perçoit le déracinement de ces immigrés déjà coupés de leurs enfants nés sur place.

Rien de misérabiliste ici - le déjeuner est joyeux -, rien de trop explicite non plus : des bribes de phrases, des sensations, montées ensemble comme dans un rêve, des images mentales étranges, qui s'insèrent entre deux plans documentaires. Sur le mode du dérèglement sensoriel, du brouillage identitaire vertigineux, l'expérience de l'immigré est restituée ici comme une expérience de l'étrangeté absolue. Conduit à ruser avec des règles qui le limitent en tout, comme les barreaux d'une prison mentale, il en vient à se penser lui-même suspect. Ses certitudes vacillent.

"PAS POLITIQUE"

Après tout, peut-être son frère l'a-t-il bien tuée cette femme "trop blanche", "trop riche", cette femme "qui n'était pas pour lui", comme le pense leur cousin. L'immigration comme perte de l'innocence, telle est la toile de fond de ce film magnifique, qui n'assène aucun message. Et c'est bien ce qui lui fut reproché.

Réalisé, en 1969, par Marc Scialom, un jeune apprenti cinéaste d'origine juive tunisienne, avec le soutien de Chris Marker qui lui a prêté du matériel, c'est un film inachevé. La version qui ressort mercredi en salles est une maquette, conçue par l'auteur dans l'espoir de convaincre un producteur de financer le film. Mais l'accueil que lui ont fait les amis de Chris Marker lui a coupé les ailes. "Pas politique", lui a-t-on asséné, ce qui revenait, dans le contexte de l'époque, à une condamnation sans appel.

Malgré le soutien de Jean Rouch, qui a salué "un des rares films surréalistes de l'histoire du cinéma", le jeune cinéaste l'a enterré et n'a pas tardé à abandonner le cinéma pour se consacrer à l'enseignement. C'est à sa fille, Chloé Scialom, qu'il doit d'avoir exhumé cette copie de travail, et à l'association marseillaise Film Flamme de l'avoir restaurée.

Lettre à la prison n'est pas un film militant, mais c'est un film politique, visionnaire, dont le sens s'est intensifié avec les années. La liberté de son écriture, la poésie de son montage le distinguent radicalement des films engagés des années 1970 dont la plupart ne peuvent plus s'apprécier autrement que replacés dans le contexte de leur époque.

A l'heure où "l'identité nationale" envahit le débat public, ce film réalisé par un immigré tunisien de culture juive sur un immigré tunisien de culture musulmane pose des questions essentielles, avec l'intelligence et le regard d'un grand artiste.

Source : Le Monde

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