L'imbrication des cultures française et nord-africaine est ancienne, et perdure, comme en témoigne le foisonnement de spectacles musicaux présentés en France, en cette fin d'année. On jugera de leur contenu à la lueur d'une exposition, "Générations, un siècle d'histoire culturelle des Maghrébins en France", présentée à la Cité nationale de l'histoire de l'immigration (CNHI), à la porte Dorée, à Paris.
"Générations" butine dans ces violences et ces drôleries d'une histoire croisée et tisse un fil historique efficace, de l'émir Abd El-Kader, l'un des fondateurs de l'identité nationale algérienne au XIXe siècle, jusqu'à 2001, date à laquelle le collectif artistique Les Motivés, issu du groupe Zebda, présenta une liste aux élections municipales à Toulouse.
L'Algérie tombe sous l'autorité de la France en 1830, la Tunisie en 1881 et le Maroc en 1912. En 1889, l'Exposition universelle, à Paris, propose un concert marocain, dirigé par Sidi Sadia, bientôt en tournée dans toute la France : "Réveil du harem, déjeuner des odalisques servi par l'eunuque Abdalah", avec danse du ventre, évidemment. L'affiche est sans équivoque.
Pendant la guerre de 1914-1918, 300 000 soldats originaires du Maghreb servent les couleurs françaises, 130 000 travaillent dans les usines et les champs. Chéchias sur la tête, les ouvriers de l'usine gazière de Paris s'empoignent aux dominos et jouent de la flûte paysanne à l'heure de la pause. La photo exposée, tirée des Archives nationales, les montre apaisés.
Puis voici l'entre-deux-guerres : Jean Gabin dans la Casbah d'Alger pour Pépé le Moko, le film de Julien Duvivier (1937) ; les quatre frères Amar, dompteurs, des Kabyles fondateurs de la dynastie du cirque français du même nom ; Mahieddine Bachtarzi (1897-1986), le "Caruso du désert", qui dirigea le Conservatoire de musique d'Alger à l'indépendance.
Les deux commissaires, Driss El-Yazami et Naïma Yahi, ont choisi d'évoquer largement la guerre d'Algérie (1954-1962) et ses turbulences par des films, des documents audiovisuels, des revues, des photos, et d'en rappeler les figures héroïques et les penseurs, dont Albert Camus, affiché en "une" du Paris Match du 16 janvier 1960, juste après sa mort.
Largement présente dans "Générations", où l'on trouvera de succulents Scopitone (les ancêtres du clip vidéo), la musique tint un rôle central dans la fondation d'une identité chez les travailleurs émigrés maghrébins, soudés par les valeurs de l'exil : résistance aux affronts ordinaires, vague à l'âme et mal du pays.
Conceptrice de l'exposition, l'association Génériques, créée en 1987 afin de préserver la mémoire des migrants en France, avait édité fin 2008 un coffret de trois CD, Hna Lghorba (Nous sommes l'exil), tiré des archives de Pathé-Marconi (EMI) et qui sert en partie de bande sonore à l'exposition.
Dans ces délices concoctées parfois après le travail en usine dans la moiteur des cafés, édités avec trois francs six sous par les ouvriers nord-africains, on entendait aussi des femmes, telles la future star Warda, Noura, chroniqueuse des déchirements et des translations, ou la Judéo-Arabe Line Monty, revenue à Paris après l'indépendance de l'Algérie en 1962. Des beautés parfois photographiées dans les studios Harcourt.
"Avant, la seule consolation, c'était aller dans les cafés écouter les chanteurs, regarder les Scopitone. On mettait une pièce dans l'appareil et on rêvait du retour au pays", raconte le compositeur kabyle Kamal Hamadi, 74 ans, invité le 5 décembre à chanter à la CNHI. "Maintenant, les gens habitent en famille, ils sont moins malheureux qu'auparavant. Pour écouter leurs artistes, ils peuvent aller dans des grandes salles comme l'Olympia, et puis il y a la télévision, Internet..."
Venues de là-bas, ou créées ici, ces musiques ont toujours l'histoire pour toile de fond. "Notre présence sur la scène musicale aujourd'hui, c'est quelque chose que l'on doit à cette génération d'immigrés, qui se sont mis à créer de la musique par nécessité, pour retrouver un univers familier", précise Amazigh Kateb, né près d'Alger en 1972, et fils de l'écrivain et dramaturge Kateb Yacine (1929-1989), avec qui il est arrivé en France en 1988.
Ex-leader de Gnawa Diffusion, il a lancé son nouvel album, Marchez Noir (Iris Music/Harmonia Mundi), le 17 octobre dans un bar de Ménilmontant, à Paris, en hommage aux victimes de la manifestation du 17 octobre 1961.
Cette mémoire vive n'entraîne aucun passéisme. Loin de la problématique de l'exil, "les immigrés de la deuxième et ceux de la troisième génération, nés en France, se sont mélangés, dit Amazigh Kateb. Ils ont créé des mix comme le raï'n'b (raï et rhythm'n'blues), ou le hip-hop maghrébin. C'est un besoin de réidentifier notre identité, mais dans la peau de la jeunesse, pas dans celle de nos parents."
En 1956, Kateb Yacine écrivait un roman devenu culte, Nedjma, en français. "Il s'agissait de montrer en français que l'Algérie n'était pas française", l'entend-on dire dans "Générations", qui détaille cette identité "contre", mais se clôt au seuil de la période actuelle, résumée à une prudente et succincte présentation des héros positifs : Zidane, les chanteurs Karim Kacel ou Rachid Taha, le cinéaste Rabah Ameur Zaïmeche, l'académicienne Asia Djebar. Point de traces des malaises existants - ni banlieue sinistrée, ni Marseillaise sifflée.
"Générations" regorge de bonnes idées et de pistes à suivre - musique, cinéma, peinture, photographie, littérature, BD -, souvent traitées par le biais de vidéos et d'affiches, les deux béquilles des institutions sans moyens financiers. Le passionnant catalogue dresse par exemple un inventaire intelligent des peintres - du Tunisien Yahia Turqui (1903-1969) au Français Djamel Tatah, né en 1959, en passant par la Kabyle Baya (1931-1998), qui subjugua André Breton dès 1947. Mais, ces peintres, on ne peut les voir porte Dorée.
Source : Le Monde