Il y a un an, Sabur, Ehsanullah et Mohammad laissaient maison et travail en Afghanistan; il y a quatre mois, leurs femmes et leurs enfants périssaient dans un naufrage entre la Grèce et la Turquie, il y a quelques semaines, bloqués à Athènes, ils les faisaient enterrer loin d'eux. Et maintenant ?
La question qui se pose pour ces trois Afghans au destin fracassé concerne aussi l'UE et l'avenir de sa politique migratoire à l'issue des élections du 25 mai.
Un scrutin dont les trois veufs n'ont évidemment pas entendu parler. Tout juste l'un d'eux savait-il qu'"en Europe, les étrangers ne sont pas toujours bienvenus".
Ce qui ne les a pas dissuadé de tenter leur chance. D'ailleurs, Ehsanullah Safi, gaillard râblé de 38 ans, avait déjà vécu et travaillé dans plusieurs pays d'Europe, avant d'être expulsé.
Pour ce nouveau départ vers une "vie plus sûre", entrepris depuis la province afghane de Kunar (nord-est), sa famille l'accompagnait: une épouse, deux petites filles, deux jeunes garçons.
Ils ont péri près des côtes grecques dans la nuit du 19 au 20 janvier lorsque leur bateau, à bord duquel ils avaient embarqué en Turquie, a chaviré avec 28 personnes à bord.
L'un des plus sordides "drames de l'immigration" vécus par la Grèce: outre les trois femmes et huit enfants noyés, la responsabilité des garde-côtes grecs, qui remorquaient l'embarcation, est en cause.
Les rescapés les accusent d'avoir tenté de ramener le bateau vers la Turquie -pratique interdite par le droit international-, d'une vitesse excessive, d'inaction voire de brimades envers les migrants en perdition. Des enquêtes sont en cours.
"Depuis que je sais distinguer ma main gauche de ma droite, je vis dans un pays en guerre. Est-ce un crime de vouloir vivre en paix ?", s'interroge Sabur Azizi, 31 ans, qui tenait à Kaboul un magasin d'articles ménagers, avait "une maison, une voiture". Il n'a rien pu faire pour sauver sa femme et son fils de 11 ans.
"Fantasme d'invasion"
Chaque tragédie suscite son lot d'indignation.
Mais les dirigeants européens se sont limités ces derniers mois à renforcer le dispositif Frontex - agence chargée de la coopération et de la surveillance aux frontières extérieures de l'UE- et d'accroître la coopération avec les pays de départ ou de transit pour faire intercepter les migrants avant qu'ils n'atteignent l'Europe.
Modifier les règles de l'asile pour redistribuer les flux entre nord et sud de l'Europe reste tabou au moment où les partis populistes ont le vent en poupe. Le traitement des demandes d'asile incombe aux autorités du pays d'arrivée.
"L'Europe nous laisse seuls", a accusé cette semaine le chef du gouvernement italien Matteo Renzi après un nouveau naufrage.
Plus inaudibles encore politiquement, les appels des organisations de défense des droits de l'homme et de plusieurs chercheurs à sortir d'une logique de "forteresse" jugée contreproductive.
La Commission européenne elle-même avait semblé mesurer le problème en proposant fin 2013 d'ouvrir de nouveaux canaux pour l'immigration légale et des visas humanitaires. Refus des Etats membres.
"On pense renforcer le contrôle à coup de milliards, mais on renforce les filières clandestines et on autoproduit ce fantasme d'invasion avec les images de ces barques à l'assaut à l'Europe", déplore Olivier Clochard, du réseau associatif Migreurop.
Si à la faveur des printemps arabes et de la crise syrienne, le nombre de demandes d'asile a augmenté en Europe de 32% entre 2012 et 2013, à près de 400.000, selon le Haut commissariat aux réfugiés, il a connu d'autres pics dans le passé, à 700.000 en 1992 ou 600.000 en 2001.
En 2013, la fédération de Russie était le second pays d'origine des demandeurs en Europe après la Syrie. "La plupart des clandestins dans nos pays sont arrivés de façon régulière, avec un visa qui expire ensuite", rappelle Thomas Liebig, spécialiste des migrations à l'OCDE.
Après avoir attendu plusieurs semaines la remontée des corps de leurs proches, ainsi que l'issue des démarches pour leur enterrement -en Turquie ou en Afghanistan-, Sabur, Ehsanullah et Mohammad attendent dans un hôtel payé par la mairie un hypothétique visa d'accueil en Norvège ou en Allemagne.
"Mon meilleur souvenir de la Grèce, ce sont les avocats qui nous aident et les antidépresseurs des médecins", dit Esanullah.
17 mai 2014, Sophie MAKRIS
Source : AFP