dimanche 24 novembre 2024 17:09

Noura ou le patrimoine culturel de l’immigration

 Ce 1er juin 2014, la grande chanteuse algérienne Noura s’est éteinte à Paris à l’âge de 72 ans. A l’exception des populations maghrébines, Noura est malheureusement inconnue du grand public en France.

Arrivée en France en 1959 à la faveur d’une séance d’enregistrements de jeunes chanteurs algériens (chez Teppaz), elle découvre Paris, ses lumières et la grande famille des chanteurs maghrébins de l’exil. Elle connaît alors un immense succès auprès de la diaspora maghrébine jusqu’à obtenir en 1971 un disque d’or, chez Pathé Marconi, pour ses ventes de disques en France. Tout au long des années 1970, elle enregistre des Scopitones, ces fameux clips en couleur disponibles dans les bars algériens et poursuit sa carrière, sur les deux rives de la Méditerranée, aux côtés de son époux, l’auteur compositeur Kamel Hamadi. Voix des femmes, Noura saura chanter comme personne les affres de l’exil au féminin, les troubles du cœur, la passion ou la joie. Chanteuse fétiche des femmes algériennes en France, nombreux sont les enfants de l’immigration qui ont grandi au son de la diva et des chants de leurs mères, nostalgiques des montagnes du Djurdjura ou des rues d’Alger. Contemporaine des grandes figures maghrébines de la chanson aujourd’hui disparues, tel Lili Boniche en 2008, Warda El Djazaïria en 2012, ou encore Chérifa cette année, elle disparaît alors qu’émerge une mémoire de l’immigration qui prend en compte l’apport culturel de ces artistes de France.

En 2008, quand Mouss et Hakim, membres du groupe Zebda, remettent à Noura et Kamel Hamadi, les insignes de chevalier des Arts et des Lettres au nom de la République Française, c’est le symbole d’une transmission culturelle en terre de France qui se dresse, celui d’un héritage fécond, poétique et musical qui ancre dans les mémoires et dans l’Histoire ce répertoire de l’exil. Ces chansons créées, enregistrées et diffusées depuis les bords de Seine résonnent encore dans les coeurs de nombreux Français héritiers de l’immigration maghrébine mais aussi dans le pays d’origine de ces artistes. Ce patrimoine culturel en partage sur les bords de la Méditerranée doit nous interpeller sur notre incapacité à prendre en compte la richesse de ces trajectoires individuelles dans notre mémoire collective. Son répertoire appartient néanmoins à notre patrimoine musical. En effet, les chansons de l’artiste (plus de cinq cents, au total) sont uniquement disponibles au dépôt légal de la Bibliothèque nationale de France. Les archives photographiques du ministère de la Culture possèdent certains des plus beaux portraits de Noura, signés des studios Harcourt, classés aux côtés des inoubliables Jean Gabin ou Michèle Morgan.

Elle a vécu de nombreuses années rue Dauphine, à Paris, aux grandes heures de Saint-Germain-des-Prés, où elle a côtoyé les plus grands comme Juliette Gréco ou Charles Aznavour, alors que les cabarets orientaux du Quartier Latin enchantaient les nuits parisiennes. Première interprète du jeune auteur compositeur Michel Berger (Cette vie, Pathé Marconi), elle n’a cependant pas brisé le plafond de verre qui sépare ces artistes maghrébins des chanteurs de variété, seulement audibles par les familles maghrébines en France. Le temps a fait son œuvre et a permis à ce répertoire de traverser les générations. Il est l’objet aujourd’hui d’un engouement patrimonial et musical réel. En 1993, Rachid Taha a ouvert le bal avec sa reprise de Ya Rayah (L’exilé), chanson de l’exil du défunt Dahmane el Harrachi, un titre qui a connu un succès planétaire. Mustapha et Hakim Amokrane lui ont emboîté le pas avec un album de reprises intitulé Origines contrôlées en 2007, avec plus de 400 concerts dans toute la France. Côté édition, la collection patrimoniale de disques « Barbès café » (éd. Night and Day) a permis de faire découvrir au grand public des standards de la chanson de l’exil. En 2009, la Cité Nationale de l’histoire de l’immigration a reçu la grande exposition « Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France ». Enfin, le Cabaret Sauvage a produit en 2011 la comédie musicale Barbès Café, qui a eu du succès, durant quatre saisons d’affilée, à Paris, au Maghreb et dans toute la France.

Si l’engouement de la société civile pour cet héritage culturel est réel, l’engagement des institutions culturelles et patrimoniales est presque inexistant ; il reste nécessaire de se mobiliser pour la sauvegarde et la valorisation du patrimoine de l’immigration en France. Le départ de Noura nous rappelle l’urgence de collecter la parole des témoins, de réunir les archives et de faire sortir de l’oubli un pan important de cette histoire. Il est temps d’offrir une lecture sensible et culturelle de l’histoire de l’immigration, longtemps cantonnée à une histoire socio-politique et économique. De reconnaître une juste place à ces artistes qui, à travers leur création, nous racontent l’histoire d’un enracinement ancien et fécond et nous livrent un récit inspiré des joies, des peines et des luttes de l’immigration .

Signataires : Naïma Yahi, historienne, Salah Amokrane, responsable associatif, Mohamed Ali Allalou, Producteur, Samia Chala, réalisatrice, Thierry Leclère, journaliste, Meziane Azaïche, directeur du Cabaret Sauvage, Nidam Abdi, consultant et journaliste, Rabah Mezouane, journaliste.

Le 05/06/2014

Source : telerama.fr

 

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