Pour contester une obligation de quitter le territoire, les étrangers ne font bien souvent pas le poids face à l'administration. Un rapport présenté ce lundi pointe des dysfonctionnements dans les procédures et alerte sur une possible violation des droits fondamentaux.
"Quand ils vont grandir, qu'est-ce que mes enfants vont penser de la France?" Depuis le centre de rétention où il est astreint, Souleyman* ronge son frein. Cet Ivoirien de 35 ans a reçu l'ordre de quitter le territoire sans délai. Ni la préfecture ni le tribunal administratif n'ont jugé son dossier suffisant pour l'autoriser à rester, malgré ses trois enfants nés en France, le titre de séjour régulier de son épouse et sa promesse d'embauche.
Le cas de Souleyman fait partie de ceux dénoncés par l'Observatoire de l'enfermement des étrangers (OEE). Dans un rapport présenté ce lundi, la fédération d'associations s'inquiète des difficultés croissantes des migrants à accéder à une justice équitable pour contester une mesure d'éloignement. "On est dans une procédure en trompe-l'oeil", décrit Marie Martin, chargée de mission à l'OEE, qui dénonce "une politique des chiffres." 84 890 étrangers ont fait l'objet d'une injonction à quitter le territoire en 2013 contre 77 600 en 2012, selon le dernier rapport de la Cimade. Le ministère de l'Intérieur avance, de son côté, le chiffre de 27 051 expulsions effectives en 2013. C'est plus que le record de 2012, 36 822, si l'on exclut les "retours aidés", argent contre départ, assure Manuel Valls.
Des obstacles dignes d'un "labyrinthe"
Aux yeux des associations, la hausse du nombre d'éloignements forcés est imputable aux pratiques contestables de l'administration. Laquelle aurait la main sur l'ensemble des procédures et nuirait à l'intervention du juge. Les recours ne sont pas systématiques: une fois placé en rétention, un étranger n'a que 48 heures pour contester devant le tribunal administratif. Passé ce délai et c'est l'expulsion assurée. Mais encore faut-il que le migrant ait conscience des mesures qui le visent. "Toutes les personnes retenues ne semblent pas au courant qu'elles font l'objet d'une mesure d'éloignement", alerte l'OEE dans son rapport, qui parle d'un "rythme d'usine". Selon l'association, il y a d'abord des lacunes dans la notification des droits par les policiers. Elle est faite soit partiellement, soit en français, rendant difficile sa compréhension.
Les difficultés se poursuivent une fois les papiers du recours à remplir. Le délai de 48 heures n'est pas suspendu les week-end et bon nombre d'étrangers seraient mis en rétention le vendredi. Difficile alors de bénéficier des conseils d'un avocat ou d'une association habilitée à intervenir dans ces lieux de privation de liberté. "Pour les gens qui parlent à peine français ou qui n'ont pas fait d'étude, c'est compliqué", assure Marie Lindemann, coordinatrice juridique de l'Association service social familial migrants (Assfam). Et les policiers de permanence refusent de se substituer au travail de conseil. Dans le rapport de l'OEE, l'un d'eux explique que cela reviendrait "à défaire le travail des collègues", ceux qui ont procédé à l'interpellation.
Enfin, le fait que la procédure soit expéditive complique le bon déroulement des audiences. Certains avocats ont connaissance des dossiers tardivement et ne peuvent défendre correctement leur client. Et tout appel devant le tribunal administratif n'est pas suspensif de l'expulsion. L'administration peut donc éloigner un étranger avant la décision de la cour administrative d'appel et ce, quand bien même elle lui donne finalement gain de cause. "C'est kafkaïen. La procédure est à l'image d'un labyrinthe sans lumière ni fil d'Ariane créée pour que l'étranger ne s'en sorte pas", dénonce maître Flor Tercero, présidente des Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE). "Il y a des gens qui sont expulsés alors qu'ils n'auraient jamais dû l'être."
Pour expulser, enfermer d'abord
Pour être sûr qu'un étranger quitte le territoire, l'administration pratique l'enfermement massif. Et les contrôles, pourtant exigés par la Cour européenne des droits de l'homme, ne sont pas toujours effectués. Car depuis la loi Besson de 2011, tout étranger visé par une mesure d'éloignement ne voit le juge des libertés et de la détention qu'au bout du cinquième jour de sa rétention, contre deux auparavant. Il peut donc être expulsé bien avant son audience, ce qui a été le cas de 60% des migrants embarqués en 2012, selon la Cimade. C'est pourtant ce magistrat qui vérifie les conditions de l'interpellation - légalité du contrôle d'identité et de l'enfermement notamment - et la procédure d'éloignement. Autrement dit, tout serait fait pour que l'individu ne s'échappe pas dans la nature.
"On a fait primer le cadre purement administratif en stérilisant tout l'aspect relatif aux droits fondamentaux", observe un juge, cité par l'OEE. "On a foulé aux pieds un des principes fondamentaux du droit, car la la privation de liberté va plus loin que le refus du droit de séjour." Quand bien même l'étranger est reçu par le juge des libertés, ce dernier rend rarement un avis contraire à l'administration. Cela a été le cas de Souleyman: "Les juges, ils s'en fichent de ta vie familiale. Ils prennent la décision de la préfecture. A chacune de mes audiences, il y avait toujours un représentant de la préfecture, avant et après mon arrivée."
Dans le rapport de l'OEE, un juge résume ainsi cette intrusion excessive des services du ministère: "On me montre ce qu'on a envie de me montrer [...] C'est à se demander si ce n'est pas voulu pour affaiblir l'étranger." Un autre explique qu'il ne faut pas libérer trop d'étrangers car "pour ne pas que le FN monte, il ne faut pas être dans l'excès." Chiffres ou pas, le parti d'extrême-droite semble n'avoir pas eu besoin de ces libérations pour percer aux dernières élections.
16/06/2014, Jérémie Pham-Lê,
Source :lexpress.fr