Sociologue-démographe canadien, ancien professeur au Département de démographie de l’Université de Montréal, Victor Piché s’intéresse à la problématique des migrations internationales dans le contexte de la mondialisation, avec un accent particulier sur les droits des travailleurs migrants. M. Piché est actuellement Chercheur-associé à la Chaire Oppenheimer en droit international public de l’Université McGill.
Nous l’avons interviewé sur la politique migratoire des pays développés – ses enjeux, ses défis, son évolution – et sur les responsabilités respectives de l’État, de la société civile, des migrants et des accueillants, pour assurer une coexistence sereine.
Le régime migratoire international repose sur le triptyque: sécuritisation – utilitarisme – économisme
PT : En cette deuxième décennie du XXIe siècle, nos sociétés occidentales sont de plus en plus confrontées à la question épineuse de l’immigration, devenue de fait, un sujet de clivage politique et sociétal. Le discours dominant qui y sévit consiste à mettre en garde contre une immigration massive, ingérable, même dangereuse aux dires de certains. Qu’en pensez-vous?
VP : On constate depuis quelque temps une nouvelle tendance mondiale vers un régime migratoire répressif, qui s’appuie sur le triptyque: sécuritisation, économisme, utilitarisme. En vue de justifier cette nouvelle politique migratoire, les pouvoirs publics entretiennent trois mythes largement médiatisés :
Le 1er mythe : Nous sommes témoins d’une migration massive sans précédent
Néanmoins, si on se fie au dernier recensement de l’ONU, 97% de la population mondiale vit dans son pays de naissance. La migration ne concerne donc que 3% de la population mondiale, soit 215 millions de personnes dans le monde. La confusion provient de l’amalgame entre migration et mobilité internationale, le terme migration se référant aux personnes qui quittent leur pays pour s’installer dans un autre pays. Il y a en effet, un accroissement considérable de la mobilité sous toutes ses formes – voyages, déplacements professionnels et tourisme – mais elle n’est pas inscrite dans la durée comme la migration.
PT : Pourtant, une enquête menée par Gallup International sur le plan mondial a révélé que plus de 700 millions de personnes seraient prêtes à quitter leur pays pour émigrer vers un autre lieu?
VP : Dans cette enquête on a posé la question suivante : « Dan un monde idéal, si vous aviez l’opportunité de quitter votre pays, le feriez-vous? ». Seulement 16% ont répondu oui. Évidemment dans certaines régions, comme l’Afrique, le taux monte à 30%, mais cela s’explique par la situation géopolitique et économique souvent horrible qui génère une force de répulsion pour les jeunes dans ces pays. En règle générale, les gens préfèrent rester chez eux, dans leur pays. C’est cela qu’il faut comprendre. Et si les gens migrent, c’est qu’ils n’ont pas le choix.
Et contrairement aux idées reçues, la vaste majorité des migrations en Afrique se font au sein même du continent africain, et très peu en direction de l’Europe.
Le 2ème mythe : Les niveaux de migration internationale ont considérablement augmenté
Ce qui est faux. Depuis les années 50, le pourcentage de 3% de migrants n’a pas bougé. Ce qui a changé c’est le nombre des migrants qui est passé de 165 millions à 215 millions, mais si on évalue ces chiffres à la lumière de la démographie mondiale qui s’est développée depuis, le taux de 3% demeure inchangé. On constate cependant une augmentation de 5% à 9% des phénomènes migratoires dans les pays développés. L’immigration y est souvent concentrée dans les grandes villes. Au Canada par exemple, plus de 50% de la population de la ville de Toronto et 18% de la population de Montréal, sont nées à l’étranger.
Le 3ème mythe : Invasion des immigrants « illégaux »
Les pouvoirs publics se servent de ce mythe d’invasion des « illégaux » pour justifier leur politique restrictive aux frontières. Ce qu’on ne dit pas, c’est que la vaste majorité des populations dites illégales, sont entrées de façon légale. Le problème porte donc sur les personnes qui une fois rentrées dans un pays légalement, décident d’y rester après l’expiration de leur visa. On se demande dès lors, pourquoi est-ce qu’on investit actuellement des milliards de dollars pour sécuriser les frontières, construire des murs, développer des technologies sophistiquées, en sachant que le problème de l’immigration illégale ne provient pas des infiltrations aux frontières?
PT : Mais on parle souvent d’un grand nombre de personnes venant par exemple d’Afrique, qui tentent de s’infiltrer en Europe par la frontière ibéro-marocaine de Melilla ou bien via Lampedusa en Italie, et pareil à la frontière américano-mexicaine?
VP : Oui, mais c’est une infime partie des immigrants irréguliers. Comme leur périple se termine souvent de manière tragique et que ces faits sont largement relayés par les médias, cela frappe les esprits. En langage statistique, le problème n’est pas là, parce que scientifiquement parlant il n’y a pas de grandes masses de personnes qui essaient de s’infiltrer. Le vrai problème des irréguliers vient des étrangers entrés dans un pays, qui décident d’y rester malgré l’expiration de leur visa.
PT : Pourquoi les pouvoirs politiques entretiennent-ils ces mythes, selon vous? Est-ce par populisme ou bien y’a-t-il réellement un seuil d’accueil que les pays développés ne peuvent pas dépasser sans mettre en péril leur équilibre démographique?
VP : La notion de « seuil » n’a aucun fondement scientifique. Il y a des pays où il y a très peu d’immigrants, mais qui rencontrent des problèmes. Et d’autres pays où il y a beaucoup d’immigrants, mais qui n’ont aucun problème.
On remarque une politisation de la question de l’immigration dans un but électoraliste. Que ce soit en Europe ou au Canada, il y a partout un fond de nationalisme ou de xénophobie ou d’islamophobie selon le cas. La classe politique s’en sert pour inciter les gens à aller voter pour eux, en jouant sur leur peur. D’ailleurs on constate que les scores les plus élevés de la droite conservatrice et de l’extrême-droite sont obtenus dans les régions où il y a très peu d’immigrés.
Statistiquement parlant, le phénomène de la migration actuellement est négligeable. À 3%, en langage statistique on n’en parle même pas. Pourtant on nous donne l’impression qu’il y a une invasion d’étrangers.
“Le développement capitaliste ne peut pas se faire sans la mobilité de la main d’œuvre”
PT – Les instances de régulation migratoire, dont l’ONU, prônent un nouveau paradigme nommé « win-win-win » (ndlr : gagnant-gagnant-gagnant), établi par l’économiste Bimal Ghosh. Que dit ce paradigme migratoire? Et est-il pertinent?
VP: Cette théorie du « win-win-win » dit que la migration internationale peut être bénéfique et positive du moment qu’elle n’est pas gérée unilatéralement. Bimal Ghosh explique que dans les phénomènes migratoires, les trois parties concernées – le pays d’origine, le pays d’accueil et le migrant – peuvent en sortir gagnantes. Pour ce faire, cet économiste prône une gouvernance mondiale pour gérer la migration internationale. Mais les gouvernements des pays impliqués dans la migration ne veulent pas de cette gouvernance mondiale, ils veulent garder le contrôle sur l’immigration dans leur pays, c’est le protectionnisme total. Alors que dans tous les autres domaines – économique, militaire, politique, culturel – ils cèdent au diktat des instances de régulation internationales.
Par conséquent, le problème n’est pas la théorie en elle-même, mais son détournement en pratique par les pays d’accueil. Ces derniers intensifient les mécanismes de contrôle aux frontières et poussent les pays d’origine et de transit à signer des accords bilatéraux. Ces ententes obligent les pays d’origine soit à empêcher leurs ressortissants de partir (Libye, Maroc, Sénégal), soit à octroyer une aide au retour des migrants interceptés dans les pays d’accueil. On connaît tous, les tragédies humaines qui s’en sont ensuivies à la frontière sud de l’Europe, où des filières clandestines se sont organisées depuis, pour contourner ces accords Nord-Sud.
Le développement capitaliste ne peut pas se faire sans la mobilité de la main d’œuvre. Le modèle économique basé sur la croissance et donc la productivité d’une part et la démographie déclinante dans les pays développés d’autre part, exige une mobilité accrue de la main d’œuvre.
Un autre effet néfaste de ce paradigme win-win-win, est le recours généralisé à la migration temporaire. Le nouveau consensus lié à cette théorie relate les bienfaits de la migration temporaire pour les trois parties concernées.
Pour le pays d’origine d’abord, qui bénéficierait soi-disant des transferts monétaires des migrants partis travailler à l’étranger. Si on prend le cas de Haïti par exemple, malgré les transferts d’argent de ses émigrants depuis des années, on n’a vu aucune amélioration sur le plan du développement économique dans ce pays. Pareil au Burkina Faso, un siècle de migration circulaire, un siècle de transfert monétaire, n’ont rien changé à l’état du pays qui est parmi les plus pauvres du monde. Même si sur le plan microéconomique, les familles des migrants ont bien bénéficié de ces transferts d’argent.
Pour le pays de destination ensuite, qui bénéficie de cette migration temporaire en comblant des besoins ponctuels en main d’œuvre dans certains secteurs.
Pour les migrants enfin, qui ont ainsi accès à des emplois mieux rémunérés que dans leur pays d’origine.
PT : Venons-en au Canada, longtemps considéré comme un modèle en matière de politique d’immigration et d’intégration. Ce modèle d’immigration est-il toujours exemplaire à vos yeux, ou connaît-il une sorte de régression comme dans d’autres pays?
VP : Si l’on compare avec d’autres pays, le modèle canadien reste un modèle intéressant, parce qu’il y a encore une politique de gestion de l’immigration. Grâce à l’ensemble des programmes en vigueur, le Canada enregistre des records absolus en nombre d’immigrants, plus de 200 000 par an.
J’ai des réserves par contre au sujet du Programme du travail temporaire, lequel ne respecte pas les droits des travailleurs immigrés. Le Canada refuse de signer la Convention des Nations-Unies sur la protection des droits des travailleurs migrants et de leur famille. Parce que s’il la signait, le Canada se verrait obligé de modifier complètement son Programme de travail temporaire, lequel est en porte-à-faux avec plusieurs articles de la Convention.
Je constate également une régression depuis l’arrivée du Parti Conservateur au pouvoir, au niveau du discours adressé principalement à leur électorat nationaliste et religieux. Le gouvernement canadien s’attaque beaucoup à des sous-catégories – les réfugiés, les étudiants et la réunification familiale – en leur retirant des droits et en amplifiant la menace soi-disant « terroriste ».
PT : D’ailleurs le projet de loi C-24 que le premier ministre canadien, Stephen Harper, cherche à faire adopter ces temps-ci, étaye bien ce que vous dites. Cet outil législatif lui permettra de retirer la citoyenneté à tout Canadien né à l’étranger ou ayant une double nationalité, sous le prétexte de « trahison » ou « terrorisme ».
VP : En effet, ce serait une horreur. Et puis, il y a une privatisation du discours de la part du gouvernement, qui se cache derrière les travaux d’organisations idéologiquement proches de lui, des think-tank, de grandes fondations, des experts qui s’expriment dans les médias, etc..Par exemple, on a été inondé pendant un certain temps, par des rapports sur les soi-disant effets économiques négatifs de l’immigration. Un livre en a été même inspiré : « Le remède imaginaire : Pourquoi l’immigration ne sauvera pas le Québec ».
Charte des valeurs: “Je suis moi-même pour l’indépendance du Québec, mais je suis pour une indépendance inclusive”
PT : Voyez-vous un durcissement du discours vis-à-vis de l’immigration au Québec, avec la transposition des débats qui agitent actuellement l’Europe? Le débat sur la Charte des valeurs directement inspiré du débat sur la laïcité en France, en fut un exemple récent.
VP : Non, je ne le pense pas, parce que la réalité migratoire est différente au Québec. Nous sommes une société d’immigrants. Il rentre entre 50 000 à 55 000 immigrants par an au Québec et il n’y a aucune indication officielle que ces chiffres seront réduits dans le futur proche.
Cette Charte des valeurs visait surtout les populations musulmanes. Elle est partie d’une alliance entre les féministes, les laïques radicaux et les nationalistes purs et durs. Et c’est pour cela que plus de 60% des francophones du Québec soutenaient cette Charte conçue par Pauline Marois, (ndlr : ancienne première ministre du Québec – Parti Québécois). Mais on voit bien que ce n’était qu’une alliance de circonstance, puisqu’on n’entend plus parler de cette Charte.
Je suis moi-même pour l’indépendance du Québec, mais je suis pour une indépendance inclusive. On a tous été désarçonnés par ce projet du Parti Québécois, mal préparé puis mal expliqué. On a manqué une bonne occasion d’avoir un débat éclairé et calme sur le sujet.
Et puis il n’y a que 3% de musulmans dans tout le Québec, pourquoi s’énerve-t’on? Faisons-nous un peu plus confiance et arrêtons de penser que l’on va se faire « minoriser » par ces nouveaux arrivants.
Mais le risque est toujours latent à ce que ce genre de débat revienne. Dans l’éventualité d’une régression économique, on aura tendance à rechercher des boucs émissaires.
PT : Sur quels critères doit-on se baser pour déterminer si oui ou non, une société d’accueil a réussi l’intégration de ses immigrants?
L’intégration sociale des immigrants passe par leur intégration économique. C’est un pré-requis. La logique migratoire est inscrite dans une logique de recherche de bien-être et d’emploi.
PT : La plupart des immigrants ont un bon job, sont bien installés dans leur pays d’adoption. Ils ne sont pas pour autant acceptés et bien vus par la population d’accueil. Les tensions peuvent naître de la différence religieuse, ethnique, culturelle, comportementale, etc…N’est-ce pas la preuve que l’intégration économique est une condition nécessaire mais non suffisante?
VP: Je crois au processus sociologique inévitable. Ça n’existe pas un immigré non intégré, personne ne peut vivre en dehors de la société. Il y eut plusieurs vagues d’immigration au Québec en provenance de l’Europe. Les Grecs, les Portugais, les Italiens ont tous été considérés comme des étrangers au début, puis ils se sont fondus dans la masse au fil du temps et sont aujourd’hui traités comme des citoyens à part entière.
17 juin 2014
Source : pontransat.com