dimanche 24 novembre 2024 16:00

Politique migratoire de l’Union européenne : entre solidarité migratoire et protection des frontières, quel équilibre ?

Corinne Balleix est politologue, enseignante à Sciences-Po Paris, Université Paris-I et Université Evry-Val d’Essonne. Elle répond aujourd’hui à nos questions sur les thématiques développées au sein de son dernier ouvrage La politique migratoire de l’Union européenne (La Documentation Française, 2013), pour mieux en comprendre les enjeux.

La mise en place d’une politique migratoire commune de l’Union européenne ne s’est faite que récemment. Qu’est-ce qui a finalement motivé les États-membres de s’entendre sur une communautarisation des politiques d’immigration et quels en sont les principaux éléments ?

La politique migratoire de l’Union européenne (UE) a pour objectif de réguler de manière efficace les entrées de ressortissants de pays tiers au sein des États membres par le contrôle des frontières et la lutte contre l’immigration irrégulière ; de définir les conditions de leur séjour selon le motif de leur venue (travail, famille ou asile) ; et de promouvoir leur intégration sociale.
Trois facteurs fondent et justifient l’existence de la politique migratoire européenne :
 La protection de l’espace intérieur européen : l’approfondissement de la libre circulation au sein de l’espace européen a transformé en question d’intérêt commun le contrôle des frontières extérieures de cet espace, toutes sortes de trafics pouvant sinon bénéficier de la suppression des frontières intérieures ;
 le fait que les migrations soient un phénomène transnational complexe, qui peut être difficilement géré par les États membres, pris individuellement ;

 l’asymétrie entre ceux des Etats membres qui sont la destination des migrants et ceux qui, situés aux frontières extérieures de l’UE, sont simplement traversés par les migrants.

Il s’agit enfin d’une politique porteuse de valeurs et dont un axe essentiel est la défense des droits fondamentaux des migrants.

Les outils de la politique migratoire sont nombreux :

 des règles communes pour l’entrée, le séjour, voire le retour des migrants, et la sanction de ceux qui contribuent à l’immigration irrégulière ;

 des systèmes d’informations communs de traçabilité des migrants, le plus récent étant le système de surveillance des frontières EUROSUR ;

 des soutiens opérationnels aux frontières extérieures, via l’agence FRONTEX ou le Bureau européen d’appui en matière d’asile ;

 enfin, des outils de solidarité financière, des fonds européens visant à équilibrer entre Etats membres les charges liées aux migrations

Existe-t-il aujourd’hui des remises en question de la légitimité de cette politique migratoire commune ?

Oui, bien sûr, et ces remises en cause sont liées à deux constats :

Dans la régulation des flux d’entrées, l’UE est accusée par certains d’être une « passoire » : en 2013, les flux de migrants irréguliers ont augmenté de 48%. En même temps, on peut aussi lui reprocher d’être une forteresse aux portes de laquelle des drames comme celui de Lampedusa d’octobre dernier, dans lequel 366 personnes ont péri, sont susceptibles de se produire.

De fait, les outils de la politique migratoire européenne trouvent leurs limites dans le fait que les questions migratoires restent un domaine essentiel d’exercice de la souveraineté nationale.

 Quelles que soient les règles européennes, ce sont en effet les Etats membres, qui, en dernier ressort, décident qui peut entrer et séjourner sur leur territoire. Or, les traditions nationales sont diverses, et les Etats membres ne sont pas affectés de la même manière par les flux migratoires (La Grèce et l’Irlande sont redevenus pays d’émigration tandis que l’Allemagne, la France, la Suède sont des pays de destination). Leur compréhension et mise en œuvre de la politique migratoire européenne varie donc nécessairement.

 En conséquence, certains dispositifs communs sont peu ou pas appliqués : c’est le cas d’une directive de 2001 sur la « Protection temporaire », qui vise à organiser la répartition entre Etats membres de la prise en charge de flux exceptionnels de réfugiés, et qui aurait pu être utilisée en faveur des personnes déplacées par le conflit syrien. Cependant, la majorité qualifiée nécessaire à sa mise en œuvre n’a pas été réunie. De la même manière, le règlement Dublin qui vise à désigner l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande d’asile prévoit des règles de transferts de demandeurs d’asile entre Etats membres, qui, dans la pratique, sont peu appliquées, en raison de leur complexité administrative et des coûts qui y sont associés.

 Enfin, et c’est le plus grave, certains Etats membres (Italie, Grèce) ne respectent pas toujours les règles communes, et laissent des migrants qu’ils devraient prendre en charge poursuivre leur chemin pour demander l’asile dans un autre Etat membre. Ces comportements peuvent conduire à une remise en cause du principe fondamental de libre circulation des personnes au sein de l’espace Schengen, les Etats membres pouvant depuis octobre dernier réintroduire des contrôles aux frontières intérieures lorsque des déficiences sérieuses et persistantes d’un Etat membre dans le contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen sont constatées.

Concernant les demandes d’asile, la catastrophe de Lampedusa d’octobre 2013 a souligné le sentiment des pays du Sud de l’Union européenne de se retrouver seuls face à un afflux important de migrants. Est notamment remis en cause le Règlement Dublin II qui désigne l’État chargé d’examiner une demande d’asile, celui-ci étant souvent celui par lequel le demandeur est entré dans l’UE. Des mesures sont-elles envisagées afin de résoudre ce problème et améliorer la solidarité entre les États-membres, notamment dans le cadre du "régime d’asile européen commun" ?

Les débats autour de la révision du règlement Dublin II illustrent les difficultés à trouver un équilibre entre solidarité et responsabilité/loyauté.

Le règlement Dublin II prévoit que l’Etat qui a pris la plus grande part dans l’entrée d’un migrant (en lui délivrant un visa par exemple) est en principe responsable de l’examen de sa demande d’asile. Il s’agit ici de responsabiliser les Etats membres situés aux frontières extérieures dans le contrôle de ces dernières.

Après le drame de Lampedusa, l’Italie et Malte notamment ont demandé une révision des critères de répartition des demandes d’asile prévus par le règlement Dublin afin de prendre en compte la part des demandeurs dans la population d’accueil (à Malte, sur 1 000 habitants, 20 sont demandeurs d’asile) ou le poids financier que représentent les migrants dans le PIB de l’Etat d’accueil.

Cependant, en octobre 2013, considérant que, pour l’année 2012, l’Italie n’avait accueilli « que » 15 700 demandes d’asile, et Malte 2 000, contre 77 500 en Allemagne et 60 500 en France, les chefs d’Etat ou de gouvernement, qui n’ont pas souhaité déresponsabiliser les Etats périphériques du contrôle des frontières extérieures de l’Union, n’ont pas jugé nécessaire de modifier les critères du règlement Dublin.
Il faut également noter qu’en 2013, l’Italie a bénéficié d’une allocation de 92 millions d’euros au titre des Fonds migratoires européens, auxquels, après le drame de Lampedusa se sont ajoutés 30 M€ supplémentaires. L’opération Hermès, de FRONTEX vise également à soutenir l’Italie dans la gestion de ses frontières.

Avec une augmentation de 288% en 2013 des entrées irrégulières en Sicile, l’Italie pourrait avoir à recourir au système d’alerte rapide instauré dans le cadre du nouveau règlement Dublin-II, qui permet d’octroyer des soutiens supplémentaires européens, notamment du Bureau européen en matière d’asile, en échange de plans d’action nationaux de prévention ou de gestion de crise.
On voit donc que les Etats situés à la périphérie de l’UE négocient âprement des contreparties à leur engagement dans le contrôle des frontières extérieures communes de l’UE, au risque de faire éclater le régime migratoire européen et la libre circulation des personnes au sein de l’espace européen.

A un moment où l’opinion publique européenne semble de plus en plus hostile à l’immigration quels défis devra relever la politique migratoire commune dans les années à venir ?

Face à des flux mal maîtrisés de migrants, dans un contexte d’instabilité politique aux portes de l’Europe, le défi essentiel de la politique migratoire européenne est de chercher à mieux organiser l’immigration légale, afin de réduire les effets parfois dramatiques de l’immigration irrégulière.

Le Conseil européen des 26 et 27 juin 2014 a adopté des lignes stratégiques sur la politique migratoire européenne pour la période 2015-2020, qui font suite à trois programmes quinquennaux dans ce domaine – Tampere, la Haye et Stockholm.

Dans les relations entre Etats membres, le premier défi de la nouvelle stratégie sera de chercher à mieux équilibrer solidarité et responsabilité/loyauté.

Dans le domaine du contrôle aux frontières, le nouveau programme stratégique propose de renforcer les actions de FRONTEX, en coopération avec le nouveau système de surveillance EUROSUR ; de développer des « frontières intelligentes » qui utilisent les technologies modernes pour rendre plus simples et plus efficaces les contrôles aux frontières et de mettre en place à terme d’un corps européen de gardes-frontières.

Dans le domaine de l’asile, la solidarité devrait davantage reposer sur la mise en œuvre effective du régime d’asile européen commun (RAEC) adopté en 2013, qui doit permettre d’octroyer des garanties procédurales identiques aux demandeurs d’asile, puis d’offrir un statut uniforme au sein de l’Union aux personnes protégées.

Il est à noter que la reconnaissance mutuelle des décisions d’asile, et une révision en profondeur des règles de désignation de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande d’asile ne sont pas mentionnées dans la nouvelle stratégie.

Le deuxième défi des lignes stratégiques sera, dans les relations extérieures de l’UE, de développer ce que l’on appelle « l’approche globale des migrations et de la mobilité », qui est apparue en 2005 et a été renouvelée en 2011, après les printemps arabes.

Une spécificité de la nouvelle stratégie migratoire européenne est l’importance accordée à la coopération avec les pays d’origine et de transit des migrants, et la volonté de renforcer les liens entre les politiques internes et externes.

Cela permettra de chercher à traiter les questions migratoires à leur source, et sans doute de réduire à l’intérieur de l’UE les problèmes de solidarité soulevés par ces questions. Il s’agit aussi de proposer des paquets de négociation afin que l’UE et les pays tiers puissent plus facilement trouver des compromis réciproques, dans les quatre domaines suivants : 1. Bien sûr, la lutte contre l’immigration irrégulière et la traite des êtres humains, dont l’UE est demandeuse ; 2. Mais aussi, l’immigration légale et de la mobilité, dont les pays d’origine, qui ont des surplus de main d’œuvre, et l’UE, qui vieillit et a besoin de soutenir sa croissante, sont demandeurs ; 3. la promotion des systèmes d’asile, l’UE projetant alors dans le monde ses conceptions des droits fondamentaux 4. le soutien du développement des pays tiers, qui a un impact sur les migrations

A noter que l’association des milieux des affaires aux dialogues sur l’immigration économique constitue une innovation intéressante de la nouvelle stratégie, notamment pour soutenir l’immigration circulaire.

Le texte beaucoup plus court que les programmes quinquennaux précédents, laisse en suspens de très nombreuses questions (recours à des instruments de politique étrangère et de défense, développement de visas humanitaires pour les demandeurs d’asile, ou externalisation éventuelle des procédures européennes d’asile).

Il laisse donc une large place à l’inventivité des acteurs qui auront à le mettre en œuvre.

7/7/2014

Source : affaires-strategiques

 

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