Avec la première directrice d'origine turque en Allemagne, le théâtre berlinois Maxim Gorki s'est reconverti en tribune privilégiée pour les Allemands issus de l'immigration, avec un répertoire largement consacré aux problèmes de l'intégration.
Shermin Langhoff, qui a grandi en Turquie jusqu'à l'âge de 9 ans avant de rejoindre sa mère à Nuremberg (sud), dirige depuis septembre le Maxim Gorki, situé au coeur de la capitale allemande, sur la grande avenue Unter den Linden.
Cette ancienne collaboratrice du réalisateur germano-turc Fatih Akin (connu notamment pour ses films "Head On" ou "Soul Kitchen") a donné un nouveau souffle à cette scène traditionnelle berlinoise, qui fut l'un des grands théâtres de la RDA communiste aux côtés du Berliner Ensemble de Bertolt Brecht et de la Volksbühne.
"Le théâtre allemand change et doit changer car l'Allemagne change. Et je trouve que cela va de soi que les immigrés, peu importe s'ils vivent depuis 60 ans en Allemagne ou s'ils sont arrivés il y a 6 minutes, contribuent à ce changement", explique Mme Langhoff dans un entretien à l'AFP.
"C'est grâce à Langhoff que le théâtre 'post-migrant' a acquis une certaine notoriété en Allemagne. Il était jusqu'ici à la traîne par rapport à d'autres pays européens, comme la Grande-Bretagne, dont la population d'origine étrangère est bien plus importante", constate Matthias Warstat, spécialiste du théâtre de l'Université Libre de Berlin.
Avant le Gorki, Mme Langhoff dirigeait un théâtre à Kreuzberg, quartier berlinois surnommé "la petite Istanbul", en raison de sa forte population turque.
Acteurs immigrés de première génération
Comme beaucoup de scènes allemandes, le Gorki dispose d'acteurs et de metteurs en scène permanents. Mais avec sa particularité: sur les 17 acteurs de la troupe, 12 sont des immigrés de première ou deuxième génération.
"Nous sélectionnons des acteurs qui savent non seulement jouer des scènes classiques, mais qui peuvent aussi apporter dans les projets leur propre histoire et expériences", explique Shermin Langhoff.
Parmi les pièces jouées, "Verrücktes Blut" --sang fou-- inspiré du film "La journée de la jupe" du Français Jean-Paul Lilienfeld, racontant l'histoire d'un professeur de collège en zone difficile --joué à l'écran par Isabelle Adjani-- qui prend en otage une partie de sa classe après avoir découvert un pistolet dans le sac d'un élève.
"J'y joue un rôle qui n'est pas différent de ce que j'ai vécu à l'école", raconte Tamer Arslan, jeune acteur du Gorki, né en 1986 dans une famille turque à Berlin. "L'arme mise à part, j'ai vécu toutes les scènes que nous montrons. Nous étions tout aussi insolents avec les profs", se rappelle-t-il.
Arslan, qui a découvert le théâtre à l'occasion d'un projet social pour jeunes en difficulté, joue aussi un petit rôle dans une autre pièce inspirée du film, "Tous les autres s'appellent Ali" de l'Allemand Rainer Werner Fassbinder, sorti en 1974, qui conte les difficiles amours d'un jeune immigré marocain et d'une veuve allemande d'un certain âge.
"Ce qui nous intéresse, c'est l'acteur en tant qu'auteur, avec sa propre histoire. C'est pour cela que nous choisissons des gens particuliers, issus de familles d'immigrés, mais aussi des gens différents, handicapés, gays, lesbiennes", raconte Jens Hillje, co-directeur du Gorki.
C'est le cas notamment dans la pièce "Common Ground" de l'Israélienne Yael Ronen, l'un des trois metteurs en scène attitrés du Gorki: des acteurs issus de l'ex-Yougoslavie, qui ont émigré en Allemagne au moment du conflit entre 1991 et 2001, revivent leur propre histoire sur scène, après un voyage fait ensemble en Bosnie, où ils ont rencontré des membres de leurs familles. Particulièrement poignant, le destin de deux actrices, dont le père de l'une est mort dans un camp dirigé par le père de l'autre. Sur scène, les deux jeunes femmes ont échangé leur rôle: la fille du bourreau est devenue celle de la victime et vice-versa.
Avec la nouvelle programmation, le public a quelque peu rajeuni, constate M. Hillje. Et la fréquentation est elle-aussi légèrement en hausse.
En revanche, il est encore peu fréquenté par les immigrés. "Mon épouse exceptée, personne de ma famille n'est venu me regarder jouer", confie Tamer Arslan. "Ils n'ont pas le temps, ils travaillent".
13 août 2014, Céline LE PRIOUX
Source : AFP