mardi 5 novembre 2024 15:25

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Histoires de migrants morts en Méditerranée

Dans le port de pêche sicilien de Mazara del Vallo, les chalutiers partent pour près d’un mois en haute mer, parfois au large des côtes tunisiennes ou libyennes. Ils se retrouvent alors en première ligne face aux bateaux de migrants qui tentent de rejoindre l’Europe. Et n’hésitent pas à sauver les vivants et à ramener à terre les corps de ceux morts pendant la traversée.

« C’était une nuit de tempête, en 2011. Nous étions à environ cinquante miles de Mazara del Vallo, en plein canal de Sicile. Il faisait déjà nuit quand un petit bateau s’est approché du chalutier, complètement à l’aveugle. A bord, il y avait 32 Tunisiens, ils arrivaient de Bizerte. Malgré la mer force 7-8, on a ouvert la porte située sur le flanc du bateau et on a fait monter toutes ces personnes à bord. On a mis à disposition nos vêtements, nos vivres et on a apporté toute l’assistance nécessaire à des personnes qui étaient en danger ». Le récit de l’armateur Vito Gangitano ne s’embarrasse pas des détails. Il est bref, précis, désabusé aussi. A 64 ans dont presque 50 passés en mer, des histoires comme celle-ci, il en a plus d’une. Dans le port sicilien de Mazara del Vallo, chaque pêcheur hauturier a la sienne. Tous témoins, malgré eux, de la tragédie qui se joue en Méditerranée. Le commandant du Giulia ne déroge pas à la règle. Le dernier sauvetage de son équipage remonte à deux ans. En cette matinée d’été, Domenico Asaro s’apprête à embarquer pour près d’un mois de pêche. Il en ramènera plusieurs tonnes de gambas, de merlu et de rouget.

Indispensables vigies

La mer claque à peine sur les flancs des rares chalutiers restés au port. Sur le pont, seul le vent se mêle mollement au bruit assourdissant du moteur. La Méditerranée est calme. Ultra surveillée, aussi, depuis le début de l’opération Mare Nostrum en octobre 2013. Les sauvetages sont plus rares. Mais les pêcheurs restent les meilleures vigies et signalent régulièrement la présence d’embarcations clandestines en mer. « Même quand on pêche, il y a toujours une personne qui reste sur le pont à surveiller les alentours, l’œil alerte et attentif, au cas où un bateau s’approche avec des migrants à bord », raconte Domenico Asaro. « Quand on en voit un, on s’approche pour voir s’ils ont besoin d’une aide immédiate et on leur donne de l’eau, du pain, quelque chose à manger. Ensuite, on prévient les autorités militaires et on attend qu’elles arrivent pour repartir », poursuit-il. Comme à chaque sortie en mer, l’équipage du Giulia découvrira aussi des bateaux engloutis, vestiges des traversées de migrants d’une rive méditerranéenne à l’autre. « Parfois, on sent quelque chose qui bloque le filet lorsqu’on essaie de le remonter. Alors on s’arrête et on voit qu’il est complètement déchiré. On a même des morceaux de bateau qui se prennent dans les mailles », se désole Domenico Asaro, « tous les mois, on casse entre trois et quatre filets ».

« Une mer d’épaves »

Selon le temps et la saison, les chalutiers siciliens traînent leurs immenses filets au large des côtes chypriotes, grecques, libyennes ou tunisiennes, dans ces eaux internationales que traversent les frêles embarcations de migrants et devenues « une mer d’épaves », soupire Vito Gangitano. Il y a ces bateaux disparus sans que personne ne le sache, ceux aussi laissés à la dérive après un sauvetage. « Lorsque les militaires de Mare Nostrum interviennent pour un sauvetage en mer, il leur arrive souvent de laisser l’embarcation en mer lorsqu’elle est vide. Sauf qu’elle finit par couler et que c’est nous qui la retrouvons dans nos filets », explique Domenico Asaro d’une voix lasse. « Le manque à gagner de pêche, le carburant, les vivres qui leur manquent sur le bateau parce qu’ils ont tout donné, les filets cassés, tout est à la charge des pêcheurs », déplore Bartolomeo Tumbiolo, président de l’association des armateurs de Mazara del Vallo. « Ce qu’ils voient en premier, c’est l’urgence humanitaire. Ils ne demandent rien. Mais si quelqu’un pouvait penser à eux, ce serait une bonne chose, et pas seulement pour leur donner une médaille ».

Car ils n’ont de cesse de le répéter. Ils ne sont pas des héros. C’est leur devoir de pêcheur, leur devoir moral aussi. « On ne peut pas aller contre la nature, pour nous, pêcheurs et pour tous ceux qui vont en mer, c’est une fierté immense de sauver une vie humaine, c’est une chose indescriptible », confie le commandant du Giulia, « parce qu’on sait bien ce que cela signifie de perdre la vie en mer sans que le corps ne soit jamais retrouvé, c’est une douleur qui ne vous quitte jamais ». Alors, quand les filets remontent un corps ou qu’ils découvrent un bateau sans aucun survivant, ils font la même chose que face aux vivants. Ils s’approchent de l’embarcation, l’attèlent au chalutier et la ramènent au port le plus proche. « C’est comme s’ils te demandaient d’être sortis de l’eau et ramenés à terre, d’avoir une sépulture digne », confie Roberto Ignaciola, un autre armateur de Mazara del Vallo. Un ultime sauvetage pour ne pas les condamner à l’oubli.

8/9/2014,Cécile Debarge

Source : RFI

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