dimanche 24 novembre 2024 11:43

Migrants : "Il y a des gens qui sont en train de mourir en dessous"

Amnesty International a recueilli les récits de réfugiés et de migrants qui ont effectué la traversée entre l'Afrique du Nord et l'Europe. Nous reproduisons ici quatre d'entre eux. Témoignages.

Dès le mois de juin 2014, les organisations internationales s'alarmaient d'un nombre record de tentatives de traversée de migrants en Méditerranée pendant l'hiver précédant, annonçant une saison estivale "chargée" et par conséquent davantage de victimes. Elles ne s'y sont pas trompées. L'Organisation internationale pour les migrations vient d'enregistrer 3.072 morts, faisant de "2014, l'année la plus meurtrière", loin devant le pic de 2011, lorsque 1.500 personnes ont perdu la vie dans le sillage des révolutions arabes. C'est quatre fois plus qu'en 2013. S'il n'existe pas de chiffres précis, on estime entre 20.000 et 25.000 le nombre de migrants ayant perdu la vie au cours de ces vingt dernières années. Un chiffre sans doute en deçà de la réalité car de nombreuses embarcations coulent sans laisser de trace, et bon nombre de corps ne sont pas retrouvés. 

Dans un rapport publié mardi 30 septembre, l'organisation Amnesty international "fait valoir que tant que des itinéraires sûrs et légaux permettant aux réfugiés et aux migrants de gagner l'Europe ne seront pas en place, la priorité pour l'Union Européenne et ses États membres doit être de protéger la vie des personnes qui tentent la traversée et de garantir l'accès à la procédure d'asile à celles qui en ont besoin. Il faut renforcer le dispositif de recherche et de sauvetage de l'UE et revoir le système de Dublin."

Pour sensibiliser à la question, l'organisation a recueilli entre février et août 2014 plusieurs témoignages de réfugiés et de migrants qui ont effectué la traversée entre l'Afrique du Nord et l'Europe. Nous en reproduisons ici quelques extraits.

Abdel : "Les Africains subissaient le pire traitement"

Abdel, un tailleur de marbre âgé de 37 ans, père de six enfants, a fui la ville d'Alep, en Syrie, en 2012. Il est arrivé en Libye. Craignant pour la sécurité de sa famille en Libye, il a décidé en 2014 de quitter ce pays. "Le passeur a organisé les choses pour moi et ma famille. On est venu nous chercher et on nous a emmenés à la plage de Zuwara. Il y avait environ 300 Syriens dans le groupe, et à peu près 500 Africains, de diverses nationalités. Tous les jours des Libyens qui s'occupaient de l'opération venaient sur la plage et nous terrorisaient avec leurs armes à feu. J'ai vu des Africains se faire tabasser, et certains ont même été battus à mort avec des morceaux de bois ou de métal. Ce sont les Africains qui subissaient le pire traitement, ils les traitaient comme s'ils n'étaient pas des êtres humains."

Le moment venu, des hommes armés ont fait déplacer tout le monde près du rivage, où des bateaux pneumatiques attendaient. "Lorsqu'on nous a emmenés ma famille et moi vers le grand bateau, nous nous attendions à ce qu'il soit plus gros, parce que nous étions si nombreux. Cela nous a tout de suite inquiétés. Il y avait trop de gens sur ce bateau. Le capitaine était l'un des passagers africains, ce n'était pas un vrai capitaine. Quand nous sommes partis nous pensions qu'il nous faudrait six ou sept heures pour traverser, mais le dimanche à midi nous n'étions toujours pas arrivés. Nous étions perdus."

Wilson : "Il y a des gens qui sont en train de mourir en dessous, ils ont besoin d'eau"

Wilson, âgé de 19 ans, vient de Koforidia, au Ghana. Il a quitté son pays à l'âge de 15 ans, en décembre 2010, et a entrepris un long voyage qui l'a conduit en Libye. Il a travaillé tout un temps dans ce pays et est parvenu à réunir les 1.000 dollars nécessaires pour payer les passeurs organisant la traversée. Il a quitté la Libye le 28 juin à bord d'un navire emmenant quelque 600 personnes. "Lorsque nous avons embarqué sur le gros bateau, il y avait des Arabes armés de fusils qui nous menaçaient. Quand nous sommes arrivés, il y avait déjà d'autres personnes à bord. Je ne savais qu'il y en avait d'autres dans la cale. Une fois le transfert terminé, les Arabes sont partis. Nous sommes partis vers 22 heures. Au bout de sept heures environ, des gens à l'intérieur du bateau se sont mis à crier : 'de l'eau, de l'eau !'. Nous, les Ghanéens, nous avions quelques bouteilles, alors nous avons donné un peu d'eau aux personnes qui en réclamaient. On nous a dit : 'Il y a des gens qui sont en train de mourir en dessous, ils ont besoin d'eau.' Vers 1 heure du matin le dimanche, il ne restait plus d'eau."

Vers 6 heures du matin, le bateau est parvenu dans les eaux internationales. "Nous avons vu trois gros navires à conteneurs. Tout le monde s'est mis à crier pour réclamer qu'on s'approche d'eux. Les gens sur le navire nous ont pris en photo, puis sont repartis à l'intérieur. Ils ne nous sont pas venus en aide. Dans notre bateau, des femmes se sont mises à crier : 'Nous avons des bébés !' Le capitaine du bateau a dit que nous devions nous éloigner et nous a indiqué une direction dans laquelle aller. Il a dit qu'il avait appelé les Italiens et qu'ils allaient arriver dans 20 minutes, pour nous secourir. Nous sommes partis dans cette direction à 10 heures. Nous avons dit au capitaine du gros navire que des gens étaient en train de mourir, mais on ne nous est pas venu en aide."

Pendant ce temps, la situation se dégradait dans la cale du bateau. "Il faisait très chaud en dessous, à cause du moteur. Quelqu'un a tenté de sortir du fond du bateau. Sept personnes au moins y sont parvenues. J'ai parlé à quelqu'un qui avait réussi à sortir, quelqu'un que j'avais déjà vu avant, et il m'a dit : 'Les gens sont en train de mourir.' C'était à cause de la chaleur, et du manque d'eau et d'air." À un moment, ils ont repéré un gros chalutier bleu et blanc, portant les inscriptions "Valletta" et "Rosnik". Le bateau de pêche s'est immobilisé. "Les pêcheurs ont appelé les Italiens pour qu'ils viennent nous secourir. Il était à peu près 19 heures. [...] Ils ont attendu avec nous. Au bout d'une heure, un pêcheur a vu avec sa lunette les sauveteurs qui arrivaient, et il nous a dit de nous tranquilliser. À ce moment-là, tous ceux qui étaient dans la cale avaient réussi à sortir – il n'y avait plus que les morts au fond. Au départ, il y avait à peu près 200 personnes au fond."

Mohamed : "Je ne me pardonnerai jamais d'avoir embarqué ma famille dans cette histoire"

Mohamed, 33 ans, et sa femme Rada, 25 ans, viennent de Damas en Syrie. Ils ont deux enfants, Shahad, 7 ans, et Mohamed, 4 ans. Quand le conflit a commencé en Syrie, Mohamed a craint pour la sécurité de sa famille et a décidé de partir pour la Libye où il avait un ami. "J'ai quitté ma famille et mes beaux-parents pour aller au Caire puis à Tripoli le 21 mai 2012. Une fois installé et après avoir gagné un peu d'argent, j'ai dis à ma famille de me rejoindre en décembre 2012." Mais la vie en Libye a commencé à être de plus en plus difficile. Un propriétaire les a harcelés. En décembre 2013, Mohamed a été enlevé et volé. Son travail n'était pas bien payé et la vie coûtait cher.

"J'ai atteint un point que je ne pouvais plus vivre comme cela plus longtemps. J'ai décidé de partir." (…) J'ai payé 2.000 dollars. Ils (les contrebandiers) nous ont mis dans une maison de quatre pièces et un petit jardin, où il y avait déjà 40 autres personnes qui attendaient. Le 26 juin 2014, ils nous ont dit que le bateau allait partir. Nous nous sommes préparé. Ils nous ont emmenés par groupe à un endroit qui était loin de la mer, proche du désert. Il devait y avoir 300 personnes de différentes nationalités. Certaines personnes étaient bruyantes, alors les contrebandiers les frappaient avec des barres de fer. Ils frappaient surtout les Africains et les Pakistanais. On pensait que nous allions partir le même jour, mais finalement nous sommes restés pour la nuit. Il n'y avait pas de salle de bains. Ils nous ont donné de l'eau, du pain et un carré de fromage fondu. Ma femme était enceinte de 5 mois. Cela était difficile pour elle. Le 27 juin 2014, ils nous ont pris par groupe, en commençant par les Africains, et nous ont emmené dans une ferme à 1 kilomètre de la plage (…) J'ai dû payé 1.500 dollars de plus. (…) Il y avait une grande fissure sur le bateau et il n'était pas très solide. Ils m'ont séparé de ma famille et m'ont giflé. Ils ne nous ont pas donné de nourriture, ni d'eau de la journée (…) Je ne me pardonnerai jamais d'avoir embarqué ma famille dans cette histoire."

Alieu : "J'ai vu des bidons de carburant flotter, j'en ai attrapé un"

Alieu a survécu au naufrage de son bateau en juin 2014. Alieu, 28 ans, vient de Sinchu en Gambie. Il voulait fuir la pauvreté et est parti au Sénégal où il a travaillé comme poissonnier pendant un an. Il s'est ensuite rendu à Bamako au Mali où il a travaillé comme commerçant quelques mois. Finalement, il est allé en Libye, en traversant le Burkina Faso et le Niger, payant les passeurs pour éviter d'être battu et abusé. Mais en arrivant, il s'est rendu compte qu'il ne pouvait pas rester. "La Libye était différente de ce qu'on m'en avait raconté. En Libye tu peux trouver un travail, mais c'est trop dangereux. Aller en Italie était moins cher. Mon oncle avait assez d'argent pour aller en Italie, mais pas assez pour retourner à la maison. D'autres personnes seraient repartis chez eux s'ils avaient eu assez d'argent. (…) Le bateau n'était pas très grand et pouvait se rapprocher de la plage. Nous sommes entrés dans l'eau, nous avions de l'eau jusqu'aux genoux et nous sommes montés à bord. Nous étions 101 personnes. Le bateau était construit avec de la fibre de verre et du caoutchouc (…) Ils nous ont donné un téléphone satellitaire, une boussole, du carburant, de l'eau et du pain. Pas de gilets de sauvetage. Nous avons navigué une heure et demie.

A un moment, des passagers ont remarqué que la fibre de verre était endommagée. Certains joints n'étaient pas bien collés, de sorte que le caoutchouc perdait de l'air. Nous avons appelé les garde-côtes italiens (…) trois heures plus tard le bateau s'est arrêté. L'eau a commencé à monter dans la barque très rapidement et le bateau s'est dégonflé. Il a coulé en moins de 30 secondes, nous étions tous à l'eau. Je savais nager, d'autres non. Il y avait une femme gambienne qui s'appelait Adama, elle a dit 'Adama, aujourd'hui, c'est ton dernier jour dans ce monde'. Elle et 30 autres personnes sont restés piégés dans le milieu du bateau, qui s'était plié en deux et a coulé.

J'ai vu des bidons de carburant flotter, j'en ai attrapé un. Un Sénégalais, m'a attrapé le cou. Je lui ai dit de se retourner et de poser ses mains sur le bidon. Il l'a fait. Nous avons tenu ensemble comme ça cinq heures environ."

30-09-2014, Sarah Diffalah

Source : Le Nouvel Observateur

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