« Les migrants, les migrants... On ne parle plus que de ça à Calais. » Au marché aux poissons qui fait face aux ferrys transmanche, une vendeuse soupire en nettoyant son étal. Après trois jours de rixes entre migrants, de lundi 20 à mercredi 22 octobre, l'exaspération est palpable.
Au comptoir du Café de la Tour, Dominique raconte que « c'est plus comme avant. Ça fait plus de dix ans qu'on fait avec les migrants mais là, avec la violence, c'est le trop plein ». Un coude plus loin, Claude Leprince, le propriétaire, s'inquiète : « Calais était déjà triste, on va devenir sinistrés. Les quelques Anglais qui viennent encore vont rebrousser chemin. »
Avec un taux de chômage qui avoisine les 16 % au deuxième trimestre 2014 – 5,5 points au-dessus de la moyenne nationale – la ville ne peut pas se permettre de laisser sa principale activité économique pâtir des tensions actuelles. Or le port représente 8 000 emplois directs et indirects.
Il devenait donc urgent « d'assurer la sécurité des intérêts économiques », insiste Denis Robin, le préfet du Pas-de-Calais. Mais aussi de rassurer la population, fatiguée par des années de cohabitation avec sa « jungle » de campements de fortune et de squats. Et désormais inquiète. « J'ai même un collègue qui vient avec une bombe lacrymogène », assure Thomas, le serveur et fils du patron de café. « Une inquiétude plus ou moins justifiée, nuance le préfet, mais à laquelle il faut répondre. »
« Les gens sont à bout »
D'où les annonces du ministre de l'intérieur, Bernard Cazeneuve, mercredi, détaillées le lendemain par le préfet : 70 gendarmes mobiles supplémentaires sur la rocade et le port ; 30 CRS en patrouille dans le centre-ville ; l'installation de barrières « sur quatre kilomètres » pour apaiser les relations avec les routiers.
Ces derniers craignent les assauts de leurs camions par les migrants qui tentent de s'y glisser par tous les moyens, sur la rocade qui mène au terminal pour l'Angleterre. Le préfet a enfin appelé le Secours catholique, d'une part, et les forces de l'ordre, d'autre part, à tout faire pour apaiser les tensions entre les communautés à l'origine des heurts, essentiellement érythréennes et éthiopiennes.
Des renforts qui vont soulager les forces de l'ordre débordées par le flux, selon Gilles Debove, délégué syndical Unité SGP police-Force ouvrière sur le port. « Le nombre de migrants a continué à augmenter assez fortement », concède le préfet. De 1 500 à la fin de l'été, ils seraient désormais entre 2 200 et 2 300.
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Les associations, elles aussi, sont dépassées. « Les distributions de repas qui étaient au départ prévues pour 200 à 300 personnes montent aujourd'hui à 600 ou 800, » souligne Isabelle Bruand, coordinatrice de Médecins du monde à Calais. Pour elle, le nombre de migrants, qui s'installent tout près les uns des autres, et la précarité de leurs conditions de vie augmentent le risque de tensions. « Les gens sont à bout, il ne faut pas grand-chose pour que ça explose. » Elle prononce cette phrase, et l'on ne sait plus si elle parle des migrants, de la population, des routiers, des policiers... ou même des associations qui se sentent peu soutenues.
« Pour la dimension sécuritaire du problème, l'Etat réagit vite et met en place des moyens concrets. Mais quand il s'agit des conditions de vie des personnes, l'urgence n'est pas prise en considération, s'alarme Mme Bruand. Même pour un besoin primaire comme l'eau. »
L'ombre de Sangatte
Du côté de l'Etat, on rappelle la promesse faite, début septembre, de la création prochaine d'un nouveau centre d'accueil de jour. Les migrants pourront y avoir accès à l'eau potable, aux sanitaires, à des repas et les associations pourront y intervenir. Quand ? « Le plus vite possible », mais pas dans le mois qui vient, « c'est trop court », selon le préfet qui n'a pas voulu s'engager sur une date d'ouverture. Une chose est sûre : « Ce ne sera pas un nouveau Sangatte » et aucun hébergement de nuit ne sera toléré, sous peine de fermeture immédiate du centre.
En attendant, l'hiver approche. Et Médecins du monde distribue tentes et couvertures aux nouveaux arrivants. L'association a également investi dans une « washing car », comme l'appelle Véronique, qui en tient l'entrée : un camping-car qui fait office de douche itinérante. Une vingtaine par jour... pour plus de 2 000 migrants.
Avec un passage en Angleterre rendu plus compliqué par les mesures annoncées par le ministre de l'intérieur, le comptoir du Café de la Tour a du mal à comprendre comment le nombre de migrants pourrait diminuer. « Moins ils peuvent passer, plus ils seront nombreux à rester bloqués à Calais », résume Dominique. Et plus ils prendront de risques pour monter dans les camions, souligne Isabelle Bruand de Médecins du monde. Le préfet, lui, préfère penser que cela dissuadera migrants et passeurs : si le port est hermétique, ils seront moins attirés par Calais, pense-t-il.
L'Angleterre « cachée derrière la mer »
Car, pour la plupart d'entre eux, la France n'est qu'un pays de passage dans leur voyage vers l'eldorado qu'ils pensent trouver de l'autre côté de la Manche. Là-bas, « on aura une maison », rêve Abdallah, qui a fui le Soudan. En France, demander l'asile est « trop long et trop difficile ». Alors, en attendant de passer, il vit sur un tas de matelas coincés contre une salle des fêtes, avec une vingtaine d'autres Soudanais.
La procédure d'asile a malgré tout été facilitée à Calais depuis quelques mois, et l'information commence à circuler. Près de 500 migrants ont pris un premier contact avec les autorités depuis la rentrée, selon la préfecture.
Moussa est l'un d'eux. Calais est peut-être pour lui l'ultime étape d'un long voyage qui a commencé lorsqu'il a quitté le Soudan, il y a six mois, par quinze jours de traversée du désert, avec seulement une tasse d'eau tous les deux jours. Il fallut ensuite endurer deux jours de traversée de la Méditerranée entassés à 90 sur un bateau de fortune pour gagner la Sicile. « C'est difficile », répète-t-il sans cesse. Alors, sans y croire vraiment, il a décidé de tenter sa chance. Il a rendez-vous pour faire sa demande d'asile en France, « dans quatre jours », insiste-t-il, en montrant le chiffre avec ses doigts.
« Les pauvres », répète une vieille dame qui promène son chien non loin du commissariat. Elle ne leur en veut pas, « les pauvres », elle en veut à l'Angleterre « cachée derrière la mer ».
En septembre, le Royaume-Uni a finalement reconnu être « responsable avec la France » de la gestion de la pression migratoire à Calais. L'accord signé entre les deux pays prévoit ainsi une contribution britannique à hauteur de 15 millions d'euros sur trois ans pour renforcer la sécurité du port, ainsi qu'une coopération policière renforcée sur le démantèlement des filières de passeurs.
Mais douze ans après la fermeture du centre de Sangatte, neuf ans après l'accord du Touquet permettant aux Britanniques de pratiquer des contrôles à Calais, Bruno, qui travaille au port, ne croit plus aux solutions annoncées. « Faudra pas s'étonner aux prochaines élections », menace-t-il. Le Front national prépare déjà le terrain : sa présidente Marine Le Pen rend visite aux Calaisiens, vendredi matin.
24.10.2014m Lucie Soullier
Source. LE MONDE